Ils nous ont dit : parlez, donnez un nom aux choses, traduisez les images de votre esprit en ensembles de sons, rendez-les compréhensibles aux autres, écoutez à votre tour ; et nous avons toujours acquiescé, parlant et nous écoutant parler, depuis toujours, du plus loin que l’on s’en souvienne.
Ils nous ont dit encore : travaillez, faites travailler les autres, travaillez pour les autres, travaillez avec les autres. Et aussi : ce monde est le vôtre, le nôtre, monde de tous et de personne.
Parlez-vous, ne cessez jamais de vous parler, et ne cessez pas d’y croire. Mais que serait-il arrivé si, l’espace d’un jour, ou de l’éternité nécessaire pour comprendre, nous étions tous devenus conscients de notre langue, de combien est-elle codifiée, cette construction du sens ? Il paraît que nous les reconnaîtrions à leur étymologie, c’est vrai : mais on ne sourira pas toujours. Nous n’avons pas souri lorsque, bien avant le fameux « passage », aucun des Grands Orateurs ne parvenait à articuler une phrase sans y insérer les mots millénaire, global, macro-système, communication, multiculturel, multimédia, technologie, transversal, et une myriade de néo -ismes que nous continuons à ne pas toucher du doigt, à ne pas voir et à ne pas entendre sinon dans les bouches des susdits Grands Fabricateurs de mots.
L’un des grands défis de cet univers de sens est de nous inculquer la conviction que nous manquons de certitudes, dans n’importe quel domaine sensible, mêmes imaginaires : il suffit que tout soit en harmonie avec la mélodie porteuse, et si ça ne fonctionne pas, au moins que ça y ressemble. La mélodie ? Elle est banale, composée de seulement quelques notes, et avec peu de dièses.
Ils nous disent : allez-y. Ils nous redisent : travaillez. Ils insistent : parlez-vous, mais avec une langue que chacun puisse comprendre. Et c’est comme une tenaille ouverte sur nos esprits : comment faire pour se parler, si chaque traduction implique la perte de quelque chose, et si surtout on ne nous donne pas le temps de s’arrêter pour chercher ce quelque chose ? Ils nous ont enseigné la mobilité, et ont prétendu que nous leur soyons reconnaissants. Reconnaissants de quoi ? De réussir à trouver un travail limité à une durée de deux ans, tout au plus, au nom de la re-qualification professionnelle (autre cacophonie de récente importation) ? Reconnaissants de devoir dépenser du temps et de l’argent pour essayer de s’insérer dans un fichier, qui nous permettra de faire partie d’un annuaire, qui nous concèdera d’être membres d’une catégorie, qui est le sous-ensemble d’un plan général, le tout à l’image d’une matriochka douloureuse dans laquelle il faut vivre et faire vivre nos enfants, nos hommes, nos femmes ? Reconnaissants de nous avoir fait croire que nous allions monter l’escalier social - et peu importe si n’avons pas la puissance nécessaire pour atteindre la deuxième marche, aussitôt pétrifiés, le monde des vainqueurs prenant son envol sur nos épaules de pierre ? Reconnaissants de pouvoir aller « n’importe où », de pouvoir choisir de travailler dans n’importe quel pays du monde, et peu importe s’il s’agit seulement d’une des nombreuses promesses de Papier (et la majuscule n’est pas casuelle) en laquelle seuls les enfants et les trop intégrés croient encore ? C’est simple de faire l’Apocalypse, mais le monde ne finira pas si vite, il durera au moins jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs réserves de drogue et de dollars.
Nous, nous pouvons seulement attendre et bouger, selon les enseignements sempiternels remis au goût du jour, tels les personnages des poésies d’autrefois. Nous le savons : les agences japonaises pratiquent la mobilité depuis des décennies, consentant à leurs travailleurs d’être tour à tour agriculteurs, employés, téléphonistes et dirigeants, mais en étant pour leurs propres travailleurs tour à tour agence, loueur, service sanitaire, assistance pour les orphelins, et tout ce que nos Etats civilisés déclarent être, sur le Papier dont nous parlions peu avant. Se plaindre de quelque chose qui ne fait pas partie de notre propre expérience est peut-être ridicule, mais le savoir humain se fonde sur les découvertes des autres, en bonne partie. Et cela n’est certainement pas ridicule. Le concept ne se limite pas au contexte du travail, loin de là : il implique chaque ligne du plan général et devient un leitmotiv qui nous martèle le cerveau, nous domestiquant de jour en jour, délicatement vénéneux et incontestable, telle l’évidence des faits. Le pendule oscille, la façon de communiquer aussi : des lettres on est passé au téléphone, et aujourd’hui aux script, aux e-mail, à l’hyper-texte, et, partant, à la nécessité de savoir au moins lire, par opposition à une époque où il suffisait d’écarquiller les yeux pour gober d’un trait les flux d’information. Mais cela nous apporte-t-il une plus grande conscience, une plus distincte autonomie de pensée ? Il n’y a plus que les chrétiens à croire au libre-arbitre, et même en freinant désespérément, au bord du gouffre superficiel du pessimisme absolu, le regard ne peut que s’attrister face à l’éternel jingle au masque toujours renouvelé. Ils nous disent encore : le monde a changé (et quand cela ?), il faut s’adapter aux exigences du marché, la fossilisation des économies et des connaissances n’ont amené que du mal (et la concentration des capitaux, alors ?), nous n’avons plus qu’à apprendre quelque chose et à l’oublier aussitôt. Nous ne pouvons que devenir de plus en plus inaptes si l’ère sociale au masque de bradype ne change pas de nature, artificiellement, ne devenant rien d’autre qu’une farce. Un annuaire sans implication politique ? Les processeurs d’ordinateurs achetés il y a un an et demi, et déjà dépassés. La musique d’il y a dix ans, remixée pour être consommée aujourd’hui et rapidement, puis mise sur le côté. Les publicités, qui n’engendrent pas le mythique attachement à la marque, mais l’intérêt éphémère de qui veut tout tout de suite, et qui verra après. L’antipathique mépris avec lequel on toise les partisans des emplois fixes, comme s’il s’agissait d’une habitude de vieilles dames d’un autre temps, avec les coiffes de dentelles et le monocle sur l’œil. Le GSM, qui « découvre » une nouvelle technologie, et surtout un nouveau tarif, tous les 7 ou 8 mois, le temps nécessaire pour écouler les stocks des magasins de l’année précédente. L’augmentation des divorces, pas seulement dans la réalité, mais dans la littérature et dans la fiction. L’anonymat de l’adresse e-mail, sa non-localisation, la facilité avec laquelle cela permet de jouer avec les identités. Et, principalement, des milliers d’hommes et de femmes de partout, qui perdent des années et des ressources à suivre le mirage d’un « autre » emploi, d’une vie différente, d’un salaire en adéquation avec les exigences d’un monde mobile et rapide, et qui risquent de se perdre en chemin, ne sachant pas s’ils doivent demander de l’aide en anglais, en Morse, ou simplement avec les yeux. Mais certains, par contre, de la rapidité avec laquelle tous passent à côté d’eux sans les voir, comme ça a toujours été le cas : mais avec la justification institutionnelle de la mobilité nécessaire. Nous Leur serons toujours reconnaissants pour nous avoir enseigné un autre mensonge.