ILS ÉTAIENT ENTRÉS EN PLEIN JOUR. Le plus simplement du monde. Avec l’assurance de ceux qui savent être dans leur bon droit, dans le juste. Du côté de la vie. Tout simplement donc. A cinq cents. Ou peut-être à mille : ils ne le savaient pas. En fait, ils n’avaient guère eu, ni pris vraiment, le temps de se compter.
Peintres et sculpteurs, comédiens en tout genre, de tout style et de tout poil, photographes, techniciens des Arts du spectacle, ,bédéistes, artistes de rue, musiciens "underground",... Une belle bande de gueux en vérité. D’impertinents. De malappris. Du tzigane au cÅ“ur, de la lumière aux yeux, de l’indien dans la tête.
Ils l’occupent, ils le réquisitionnent, ils le déclarent : "Espace libéré pour la création, l’échange et la jouissance humaine, humoristique et artistique". Ce temple du tourisme culturel marchandisé sera désormais le leur, ou plutôt au service de leur expression et de celle de tous les autres artistes qui les rejoindraient.
Ce temple où furent exposées les Å“uvres de Chagall, de Delvaux et de Magritte, sponsorisées par la fricaille des banques et des compagnies d’assurances, des "majors" de la High-tech et des producteurs serviles de la désinformation radiophonique et télévisuelle, ils l’occupent !
Et ils y créent, y boivent et y font la fête. Et quelle fête ! Ca danse, ça chante, ça joue, à toutes sortes de personnages imaginaires, pour dénoncer, rêver, (se) donner et partager du plaisir simplement... Ils l’occupent... Et ils ont un plan, une exigence : 60 % du budget communal de la Culture devra désormais être alloué à tous ceux qu’entre eux, et ils sont des milliers, ils reconnaissent comme leurs pairs ou comme leurs proches : animateurs, généralement bénévoles ou presque, d’espaces culturels conviviaux, expérimentaux, ouverts et vivants, non marchands quoi.
Car ils ne veulent plus vendre pour pouvoir créer, ni se vendre pour pouvoir bouffer... Ils veulent donner. Donner à voir et à entendre, à comprendre et à ressentir... Donner sans devoir compter. D’ailleurs, ils cinq étaient cents peut-être. Et ils sont deux mille maintenant, c’est sà »r. Mais ils ont d’autres choses à faire, bien plus joyeuses, que de se compter.
Et ce budget communal, celui de toutes et de tous, celui de la cité, prévu pour la Culture, pour les cultures plus exactement, prévu pour donner vie et métissage, ils l’arracheront. Et ils le géreront, à leur manière. Les débats seront âpres, sans règles prédéfinies, ils seront nombreux et houleux sans doute. Mais au moins, ils seront. Et là où il y a du débat, y a de la vie... Que l’Echevin se garde 40 % pour sa culture à lui, celle du Prince, souveraine, terne, pisseuse, clientéliste ou élitiste, touristique et publicitaire... ils s’en tapent. Les autres 60 % seront leurs, pour eux et pour leurs publics, qui sont à leur image, à moins que ce ne soit l’inverse, peu importe, il y a concordance : multiples, nomades, créatifs, fêtards, rebelles, jouissifs, criards et tendres à la fois, joyeux et dépressifs comme tous les artistes, empreints d’exigences et d’incertitudes comme tous les artisans...
Et l’Echevin est venu. Et il leur a dit de partir. Et eux, ils lui ont répondu qu’il avait tout faux. Et que s’il ne leur concédait pas les 60 % exigés, c’est 80 % qu’il allait devoir larguer de son budget et leur laisser les gérer... comme ça, en toute autonomie, sans avoir à lui rendre le moindre compte. Et que s’il persistait à refuser, c’est lui qui allait devoir partir et vite et à grands coups de pieds au cul. Et même qu’en sortant de l’arène, sous les rires de la foule, il allait se prendre deux claques au passage, trébucher trois fois dans des chausse-trappes et se prendre un seau d’eau sur la tête, qu’il n’aura pas vu venir...
Cela m’a fait beaucoup rire et ça m’a forcément réveillé. Un peu du Chiapas avait visité mes songes et, dans mes songes, cette image d’indigènes en révolte joyeuse flottait sur un bout de chiffon accroché au sommet d’un temple culturel de ma cité ardente... Je me suis réveillé. Dommage ! Mais en bien belle forme pour une nouvelle journée. Alors, je me suis levé. Et je suis allé voir l’aurore se lever elle aussi. Je suis allé la voir illuminer ma ville... lentement, parce qu’elle ignore l’impatience.