DANS NOS BIBERONS, on nous fourgait déjà de la graine de rentabilité.
Et viens que je te gave de fluor !
Et viens que je te fasse ingérer à haute dose du calcium qui te rendra plus forte !
Et ouvre ta bouche bien grande que j’y introduise l’huile de foie de morue qui renforcera ta protection naturelle !
Et ne vomis pas tout sur le tapis, s’il te plaît !
Prends des cours de diction, ma chérie !
Suis bien tes leçons d’anglais, mon chou !
Continue comme ça, mon amour, et quand tu seras grande, tu iras à l’Université.
Ah, tu es notre fierté ! Tu as vu ça, chéri, première de classe, qu’est-ce que je te disais ?
Tu auras tout ce que nous n’avons pas eu.
Toute notre sueur, toutes ces heures passées à trimer, tu nous les rendras au centuple !
Quand tu seras à l’Université, et puis après, quand tu seras devenu quelqu’un !
Nous croyons en toi, tu en es capable !
Combien d’entre nous ont entendu ces phrases ?
Combien d’entre nous ont cru, le temps de se forger des idées qui nous appartiennent, que l’idéal de nos parents était non seulement juste, mais qu’il allait se réaliser ?
Combien de fils et de filles d’ouvriers ou d’employés modestes ont vu s’ouvrir des portes refusées à leurs parents, pour qu’ensuite une mâchoire d’acier se referme sur eux ?
Pour qu’ensuite, à l’école des files de pointage et des discours bornés des employées du FOREM et des syndicats, nos savoirs imbibés de la sueur de nos parents se transforment lentement mais sà »rement en incompréhension, puis en révoltes !
Pour que tout ce savoir, enfin transmis aux enfants des couches populaires, finisse en estampilles bimensuelles sur une carte qui voudrait contrôler nos actes et nos pensées !
Alors d’abord, on est perplexe. On se remet en question. On accepte de passer à la moulinette des entretiens d’embauche. Pour finir en charpie, évacués, ou pour obtenir un haché de sous-sous-sous statut quelconque, dans un secteur à vingt mille lieues de notre savoir et de nos savoirs-faire, où l’on nous demandera en prime d’être flexibles et malléables à tout va.
Deux fois, trois fois, dix fois, on apprend la leçon du mandaï, jeune employé précaire à haute polyvalence et à contrat merdique !
Jusqu’à plus faim, plus soif, plus envie, même plus de vivre.
Et puis on entend l’histoire d’un/e autre mandaï/e. Et d’un/e autre encore. Et dans les interstices de liberté que l’ONEM ou les patrons nous laissent par mégarde, on continue à lire, à écrire, à photographier, à cyber-échanger... Parce que c’est tout ce qu’on sait faire. Le savoir, c’est tout ce qu’on a bien voulu nous laisser. C’est aussi tout ce qu’on refusera de se laisser prendre. Même les huissiers, ces rapaces domestiques, ne pourront pas nous le confisquer. Richesse des précaires, ressources ultimes des mandaï/e/s de ce monde, nos savoirs et nos savoirs-faire continueront à se multiplier, de façon exponentielle. Parce que c’est devenu notre seule arme. Parce que c’est devenu notre premier désir. Un désir inaliénable.