17 Décembre 2001 - INTERNATIONAL
Rendez-vous réussi pour les "Altermondialistes"
De l’un de nos envoyés spéciaux à Bruxelles.
Une Ferrari rouge, Ally MacBeal, la route 66 qui traverse le Grand Ouest du rêve américain, un motard aérien sautant d’une butte à l’autre... Ces images du commerce, des posters pour chambres d’adolescents - véritables ou attardés -, sont sorties des espaces privés et portées en pancartes dans une manifestation de rue. Ceux qui les ont détournées, retournées, sont regroupés au sein d’un " réseau de marxien/ne/s libéré/e/s ", l’Intersidérale contre l’Empire. Ils sont belges, un brin situationnistes, un poil libertaires, zapatistes en diable, gavés aux écrits du philosophe italien Toni Negri. " Ce n’est pas parce que Zeus était amoureux d’Europe qu’elle doit se croire sortie de la cuisse de Jupiter ", vannent-ils sur leurs tracts. Dans le cortège, la petite cinquantaine de militants de l’Intersidérale fait un tabac. " Nous sommes tous le produit de produits, expliquent-ils encore. L’ensemble des images qui forment notre environnement participe à la formation sociale, culturelle et économique de chaque individu. Aujourd’hui, le choix qui s’offre à nous se limite à des choses qui se valent l’une l’autre. Néanmoins, c’est dans cet environnement, en commençant à nous transformer nous-mêmes, à nous réapproprier nos désirs, que des alternatives peuvent se construire. "
Autour de cette singulière Intersidérale, défilent, vendredi dans les rues de Bruxelles, près de 25 000 manifestants (12 000 selon la police) à l’appel du forum des ONG et du collectif D14 qui rassemble les petites formations de l’extrême gauche belge, pour réclamer " une autre Europe dans un autre monde ". Pris au collet par la bise glaciale - " Météo nationale, météo du capital ", scandera-t-on, pour rire, dans les rangs des mouvements de lutte contre le chômage -, quelques centaines de militants d’ATTAC fraient avec les sympathisants des puissantes ONG belges (en particulier, Oxfam et 11.11.11) spécialisées dans la coopération et le développement avec les pays du Sud et réclamant depuis des lustres sur l’annulation de la dette. Un peu plus loin, les marxistes-léninistes du Parti du travail de Belgique (PTB) martèlent leurs slogans sous de gigantesques portraits du Che, alors que les trotskistes belges et français se mélangent, et que les communistes belges incitent à " souffler " pour abattre le château de cartes de la mondialisation capitaliste. Au sein de l’imposant cortège de trois à quatre mille anarchistes, libertaires et autonomes, certains, masqués de la tête aux pieds, tentent de donner un caractère presque militaire à leur démonstration. Sans grand succès, toutefois. De ces rangs, ne s’échappera ponctuellement qu’une infime poignée d’activistes déterminés à démolir quelques vitrines de banques, les fenêtres de deux commissariats et une demi-douzaine de luxueuses voitures.
À cran depuis le dépôt de bilan de la compagnie aérienne belge, les salariés de la Sabena, déjà présents, jeudi, pour la manifestation de la Confédération européenne des Syndicats, qui a rassemblé entre 90 000 et 100 000 travailleurs venus de toute l’Europe, dénoncent " les comploteurs de Laeken, les domestiques des multinationales européennes qui préparent de nouveaux hold-up, des fermetures d’entreprises et la détérioration des conditions de travail ". Parmi les syndicalistes, en l’absence des syndicats confédérés européens et des Cobas italiens (syndicats de base) qui se sont contentés d’envoyer une délégation aux côtés des mouvements rassemblés autour des Marches européennes contre le chômage, les SUD français, avec leurs feux de Bengale, se taillent, comme d’habitude pour les manifestations " altermondialistes " (dénomination sans copyright inventée par les Belges), la part du lion.
Dans les deux manifestations organisées samedi respectivement par le collectif D14 - " contre la guerre en Afghanistan " et ponctuée de cris contre " Sharon, assassin " -, et les anarchistes belges, nettement plus tristounettes et pâlichonnes, on ne se bouscule pas. La première n’a rassemblé dans la périphérie bruxelloise que 1 200 manifestants selon la police, parmi lesquels 200 Français de la CNT venus exclusivement pour l’occasion et une dizaine de militants d’Act Up évoquant " l’autre guerre ", celle du Sida, alors que la seconde plafonnait autour des 700 participants selon la police (2 000 selon les organisateurs). Seule une " street-party ", à la fois manif et parade de rue, vient, en fin d’après-midi, aviver les dernières flammèches de la contestation. À l’initiative d’un collectif bruxellois qui occupe depuis trois mois la gare Léopold, la plus ancienne des gares de la capitale promise à la démolition pour permettre l’extension du quartier européen, elle rassemble plusieurs milliers de jeunes et très jeunes - la moyenne d’âge ne doit pas dépasser les 25 ans - qui dansent sur les battements techno et au rythme des fanfares. La plupart d’entre eux portent des bouquets de roses, décorés de slogans dans tous les sens. " La beauté de cette fleur ne peut pas masquer la laideur de vos banques ", dit l’un d’eux.
À la fin de la manifestation, alors que la police resserre en douce son étau autour du cortège qui s’est " réapproprié sans autorisation " le quartier très populaire de Saint-Gilles sous l’œil amusé des habitants, un autonome allemand, cagoulé et tout de noir vêtu, se démène pour déterrer une barre de fer. Au bout de dix bonnes minutes, il parvient à sa fin et... pose pour la photo avant de laisser illico choir l’arme. Confirmant le sentiment qu’au fond, à l’issue de ces journées bruxelloises qui ont vu, après la faiblesse des mobilisations des associations pour une autre mondialisation en décembre 2000 à Nice, l’émergence d’un mouvement, jeune et radical, plus consistant, personne, vraiment personne n’entendait dépasser le stade du théâtre et donner aux policiers et aux gendarmes l’opportunité de faire revivre aux manifestants les réels cauchemars de Göteborg et de Gênes.