Ceux qui étaient à Gênes s’en souviennent. Souvenir du souffle coupé, des haut le coeur, de l’impossibilité de respirer, de la peau brà »lée et des yeux plein de larmes. Souvenir de l’envie subite de vomir et des nausées, des brà »lures d’estomac, des douleurs au foie. Des douilles d’aluminium, il y en avait des milliers dans les rues de Gênes, « cartouche de 40 mm à chargement lacrymogène au CS, STA -1-98  », c’est écrit sur l’un de ceux que j’ai ramassé à proximité du Centre de convergence et que je garde en souvenir. Les fumées des milliers de lacrymogène se sont ensuite dissipées, mais pas avec elles, le devoir de demander justice pour les faits survenus à Gênes, les coups violents et brutaux, la mort de Carlo Giuliani, la suspension de l’état de droit. Ce travail prend mille voies et se perd en mille pistes.. L’une de celle-ci est celle du gaz CS abondamment utilisé à Gênes. Ce gaz semble être le dénominateur commun de la répression policière : utilisé à Seattle, à Québec, à Gênes, comme à Londonderry, Waco, à Séoul, en Palestine, en Malaisie, au Pérou. Derrière le CS se dénoue une histoire inquiétante, constituée d’études médicales, de témoignages directs, de morts. Une histoire qui se découvre en lisant le dernier livre de Gore Vital, La fin de la Liberté - vers un nouveau totalitarisme ?, dans lequel est relaté le massacre de Waco. Quand le 19 avril 1993, les agents du FBI mirent fin au long siège des locaux de la secte des davidiens en utilisant du gaz CS et des chars armés, suivant certaines analyses, c’est le CS qui a amorcé l’incendie dans lequel moururent 82 davidiens.
Sale histoire que celle du CS, et plus on approfondit, pire cela devient. Pour commencer, le CS, sigle du malotrinile de chlorobenzylidène a été développé dans les années 50 par la Chemical Defence Expérimental Establishment (à Porton en Angleterre). Une navigation rapide sur l’Internet nous révèle qu’en Italie, les grenades au CS sont produites par la firme Simad s.p.a. de Carsoli, dans la province d’Aquila. Le site, où l’on voit bien la photo des grenades, nous apprend que la cartouche lacrymogène M38/STA-CS est composée d’une douille en aluminium, d’une charge de propulsion et d’un projectile en aluminium contenant la charge de gaz lacrymogène comprimé ; celle-ci « est utilisée par les forces de l’ordre dans tous ces cas où l’on a besoin de disperser les manifestants à une distance de sécurité  ».
Le CS est donc une substance cristalline habituellement mélangée dans une grenade avec un composé pyrotechnique. Elle se répand en un nuage ou fumée de particules en suspension. Son efficacité provient des propriétés très fortement irritantes pour la peau et les muqueuses et des agents irritants pour les yeux même à petites doses. Les effets caractéristiques sont une conjonctivite instantanée avec des spasmes, des irritations et des douleurs. Ces symptômes sont accentués par temps chaud et humide. En fait à Gênes, il faisait chaud, mais quelle chaleur...
Séquelles au niveau chromosomique
Le CS pulvérisé et mélangé à un anti-agglomérant ou traité avec des hydrofuges à base de silicone, s’il est pulvérisé sur le sol, peut rester actif pendant des jours et des semaines. Malgré cela, il est considéré par les producteurs et par les forces de police comme une arme non mortelle. A Québec où le CS a été utilisé de façon immodérée pour réprimer les manifestations contre le Traité de l’aire de libre échange de l’Amérique (avril 2001), l’Office public de l’hygiène mit en garde les résidents sur la nécessité de mettre des gants de caoutchouc et des lunettes de protection pour le traitement les déchets, mais aussi de jeter la nourriture contaminée, de remplacer les filtres de l’air conditionné et de laver l’extérieur des habitations. Les gênois se souviennent-ils d’avoir reçu de telles instructions ?
Des manifestants de Québec avaient rapporté que quatre semaine plus tard, ils avaient encore des difficultés pour respirer et des symptômes semblables à ceux de la grippe. Au moins cent femmes dénoncèrent des règles prématurées.
Suivant une étude publiée en 1998 au journal de l’American Medical Association, le CS absorbé serait métabolisé dans les tissus périphériques sous la forme de cyanure, substance connue comme étant cancérigène. L’un des auteurs de cette étude, Bailus Walker, professeur en toxicologie du à l’environnement à l’Université d’Howard, a étudié les complications pulmonaires au cours d’une visite en 1987 dans des hôpitaux de Corée du Sud, après que la police locale ait utilisé le CS contre les manifestants. Le docteur Walker trouva des lésions du système respiratoire des enfants, et des cas de lésions chromosomiques, au point d’affirmer que le CS peut être « très très toxique  » s’il est utilisé en doses erronées.
Le mélange avec d’autres gaz
Dans le cas de Seattle, de nombreux citoyens ont porté plaintes pour graves nuisances à la santé ; ces plaintes furent recueillies par l’organisation Los Angeles Physicians for Social Responsability. D’après l’un de ses représentants, le docteur Murphy, les symptômes recueillis, amnésie, nausée et tremblements, seraient cependant plus à attribuer à l’exposition à des agents paralysants mélangés au CS. En fait nous savons trop peu de chose sur les effets du CS, qu’il soit seul ou mêlé à d’autres substances, pour en permettre l’utilisation.
A Seattle comme à Québec, les citoyens n’ont pas eu connaissance du contenu des cartouches de lacrymogène CS. De plus, à Seattle, les grenades lacrymogènes contenaient un solvant notoirement cancérigène, le chlorure de méthylène, utilisé pour propulser les cartouches, et qui provoque beaucoup plus de séquelles que le CS. Quelques uns des symptômes associés à cette substance sont la léthargie, la confusion mentale, les maux de tête, des fourmis dans les articulations.
Ma grenade au CS ne dit rien à ce sujet. Je la sens et elle produit encore une étrange et mauvaise odeur de substance chimique. Mais sur le site Internet de la Simad il n’y a aucun détail à ce sujet. L’entreprise qui a fourni le CS au chlorure de méthylène, la Defense Technology Corporation du Wyoming, a fusionné avec la Federal Laboratories. En 1992, cette firme et la TransTechnology Corp furent l’objet de plaintes par les familles de 9 palestiniens tués par exposition au CS qui continue à être utilisé de façon intensive par les forces israéliennes pour réprimer l’intifada.
Revenons à la Corée. D’après des sources journalistiques, le gouvernement de la République de Corée avait reconnu l’utilisation de 351 mille grenades lacrymogènes contre des civils en juin 1987. Beaucoup plus de gaz lacrymogènes ont été utilisés en ce seul mois que pendant toute l’année 1986. En Corée, les médecins ont constaté que des centaines de milliers, voire des millions de civils avaient été exposés aux effets du CS, sans avoir ensuite été dà »ment assistés.
En fait, les experts conseillent de traiter avec beaucoup d’attention les expositions à de hautes concentrations en gaz lacrymogènes, par inhalation ou par ingestion, comme celles qui peuvent survenir dans un espace clos ou à proximité de l’explosion d’une grenade. Ils conseillent donc une période d’observation de quelques jours, puisqu’un oedème pourrait apparaître dans un second temps.
« Le cortège des Tute Bianche arrive jusqu’à l’angle avec le passage sous la voie ferrée ; se déchaîne alors le premier enfer. La police lance des dizaines et des dizaines de grenades CS, un nouveau type de gaz lacrymogène, urticant, qui coupe la respiration et provoque de violentes brà »lures sur la peau  ». Suivant un témoignage qui se trouve sur l’Internet : « Tout le cortège se trouve le long d’une route fermée sur un côté par la voie ferrée ; il est soudain repoussé vers l’arrière dans une cohue indescriptible, pendant que les lacrymogènes pleuvent par dizaines en plein milieu de la foule. L’air est irrespirable, même avec les masques ; très vite, tous ceux qui ne portent pas de lunettes de protection ne voient plus rien ; ils sont guidés par ceux qui réussissent à entrevoir quelque chose au milieu de la foule qui pousse désespérément vers l’arrière  ». Et encore : « Les effets de cette rencontre ne se font pas attendre ; une violente bataille commence dans cette zone, avec des tirs continus de lacrymogènes à hauteur d’homme et des charges répétées par les carabiniers et la police  ».
Comme si cela ne suffisait pas, « les lacrymogènes tirés à la carabine, celles à longue portée, arrivent directement à hauteur d’homme à moins d’une dizaine de mètres. Un manifestant est touché en pleine poitrine ; le bruit du violent impact de la grenade sur le corps est terrifiant ; il tombe, au sol et reste immobile ; il est transporté par quatre personnes vers une ambulance...Les camionnettes filent à toute vitesse par les rues transversales, et la police lance des lacrymogènes sur la foule par les toits des véhicules avec la même désinvolture que sur un jeu de Playstation  ».
A proximité de l’explosion, les risques d’oedème pulmonaire ou d’autres complications graves sont très élevés, nous disent les médecins américains. A Gênes, les grenades ont été lancées directement à la tête des gens, ou en l’occurrence, en pleine poitrine. Qui se souvient d’avoir été soigné ou mis en observation pour les effets des gaz lacrymogènes, et pas seulement pour les coups de matraque et de pieds ? Et les médecins avaient-ils été informés par de telles éventualités ?
« Des pratiques inhumaines  »
Suivant la commission médicale coréenne, « l’utilisation de gaz lacrymogènes contre les civils en Corée du Sud est une pratique inhumaine et inacceptable du point de vue médical  ». Et encore : « nous considérons que l’utilisation de gaz CS et d’autres gaz lacrymogènes ayant des effets cliniques comparables, équivaut à une opération de guerre chimique contre les populations civiles, et par conséquent nous demandons la totale mise au ban de cette substance  ».
Les médecins recommandèrent ensuite au gouvernement coréen de rendre immédiatement disponible au public et aux professionnels du secteur médical et de la santé publique, les informations relatives à la composition chimique de tous les gaz lacrymogènes utilisés, les informations sur les concentrations et les différentes formules de ces agents, les études toxicologiques antérieures et disponibles, et toutes les autres informations techniques importantes, pour en comprendre les conséquences médicales et sanitaires. « Le gouvernement devra en outre encourager immédiatement les scientifiques et les chercheurs à faire toutes les recherches épidémiologiques et cliniques nécessaires pour clarifier les effets des agents des gaz lacrymogènes utilisés. Une telle recherche devra se dérouler de façon indépendante et comprendre les effets aigus, subaigus, chroniques et de longue durée de tels agents, en particulier sur des sujets à risque, enfants, nouveaux nés, anciens, sujets ayant déjà des maladies chroniques et les patients alités  ». Y a-t-il eu quelque chose de semblable en Italie après le G8 ?
Je ne me souviens pas d’avoir lu quelque chose à ce sujet, pas même dans les rapports d’enquêtes. Et le principe de précaution ? Du côté de l’industrie chimique, c’est à ceux qui veulent mettre en place une nouvelle activité de prouver que celle-ci ne représente pas un danger pour l’environnement et pour la santé des citoyens. Il ne me semble pas que les forces de l’ordre et les autorités italiennes compétentes aient jamais prouvé que le CS soit sans danger.
115 107 articles sur le CS
Le Parlement Européen (European Parliament Directorate General of Research Directorate A The Stoa - Scientific and Technological Options Assesment - Programme) a commissionné une étude spécifique sur l’utilisation des gaz lacrymogènes (Crowd Control Technologies- An appraisal of technologies for political control) de juin 2000, qui nous dit qu’il existe des publications interminables sur le CS, au moins 115 107 articles ! D’après les informations recueillies par le STOA, à de hauts niveaux d’exposition, le CS peut entraîner des pneumonies et des oedèmes pulmonaires fatals, des problèmes respiratoires ou de graves gastro-entérites et des ulcères avec perforations.
Le CS est aussi irritant, et certains sujets peuvent développer des dermatoses avec formation d’ampoules. L’exposition au CS, même à petites doses, augmente la pression du sang ; il y a un risque particulier pour tous ceux qui ont plus de trente ans , ceux sous stress physique ou ayant un anévrisme non contrôlé. Voire pour ceux qui, comme à Gênes, courant pour fuir les charges aveugles augmentaient leur stress physique.
A des niveaux plus élevés, une association a été faite entre le CS et des problèmes cardiaques, de foie, des décès. Des expérimentations in vitro ont démontré que le CS est la cause de séparation de chromosomes ; il est aussi mutagène, c’est à dire qu’il peut causer des mutations génétiques héréditaires ; dans d’autres cas, il s’est avéré que le CS peut accroître le nombre de chromosomes anormaux.
En toxicologie, de nombreuses associations médicales ont recommandé de faire des analyses de laboratoire et épidémiologiques plus importantes, pour avoir un schéma complet des conséquences médicales suite à l’exposition à des composants comme le CS.
Et le journal de l’American Medical Association de conclure : « la possibilité de conséquences médicales à long terme comme la formation de tumeurs, des effets sur le système de reproduction et de maladies pulmonaires est particulièrement préoccupant, considérant l’exposition à laquelle ont été soumis des manifestants ou non manifestants pendant des opérations d’ordre public  ».
Il ne faut pas oublier non plus que l’Italie a ratifié en 1925 le protocole de Genève contre l’utilisation de substances suffocantes ou de gaz, et qu’en 1969, 80 pays au moins ont voté la mise au ban des gaz lacrymogènes pendant des opérations de guerre. En ce qui concerne l’Italie : Comment justifier l’incohérence sur la façon d’utiliser le CS, interdit en temps de guerre mais autorisé en période de paix, considérant que l’Italie a signé et ratifié le protocole de Genève ? Suivant certains experts, il existerait à la rigueur un grave vide juridique dans la Convention sur les armes chimiques, puisque la Convention n’interdit pas l’utilisation de gaz toxiques pour des opérations « pacifiques  » comme par exemple celles de « law enforcement  ». Toutefois, un gaz utilisé à des fins d’ordre public peut être transformé en une arme de guerre. Auquel cas, pour un tel gaz qui était utilisé à l’origine pour réprimer les émeutes urbaines, l’Etat devra déclarer sa composition chimique au secrétaire de la Convention.
Reste la question : La santé d’un soldat en guerre requiert elle une meilleure protection que celle d’un civil qui exerce son droit inaliénable d’expression et d’opinion ?