Quelqu’un soutenait en l’air un panneau peint en rouge au-dessus des têtes de la multitude sur la Place Bockstael à Bruxelles. Une flèche blanche pointait la route tout droit avec la mention : "EuroTop", le terme néerlandais pour "Sommet". Une autre flèche, courbée vers la droite disait "Route légale". C’était une manière de demander aux manifestants, à travers l’action directe, de penser ce que nous étions en train de faire sur cette Place Bockstael. Mais quand l’immense globe terrestre, avec ses danseurs déguisés qui surgissaient de ses continents, a pris la route à droite, tout le monde l’a suivi sans se poser de questions. Et par la suite, la manifestation a toujours suivi le scénario préétabli. Les mots "No Red Zone", qui apparaissaient également sur le panneau en question, ont été vains. Personne n’a perturbé les leaders européennes enfermés dans leur château au milieu d’une véritable "Zone rouge".
Les protestations qui se sont déroulées à l’occasion du Sommet de l’UE au Palais de Laeken en Belgique ont connues une importante participation populaire malgré le vent glacial qui soufflait ces jours-là . Au moins 80.000 personnes ont participé à la manifestation organisée par les syndicats le 13 décembre et 25.000 autres personnes ont marché dans la manifestation "alternative" le jour suivant. Le samedi 15 décembre les anarchistes et la Street Party organisée par BruXXel ont convergées pour s’ouvrir leur propre route dans la ville. Mais la manifestation syndicale, qui a suivi un bref et ennuyeux parcours rectiligne pour s’achever sous de gigantesques écrans vidéos et un système audio dignes d’un match de football, a été innondée de tristes slogans réformistes tels que "L’Europe, c’est nous". En ce qui concerne la manifestation alternative organisée par une coalition d’ONG et de groupes d’extrême-gauche, elle n’a pas seulement suivi la route légale qui nous a conduits à un zoning industriel inhabité, mais elle s’est terminée dans un complexe désaffecté auquel on n’accédait que par une porte relativement étroite que les manifestants ont évidemment dà » fermer quand la police a commencé à les provoquer avec des canons à eau. Résultat : des milliers de personnes ont été forcées de subir l’humiliation des "contrôles séléctifs" pour sortir du complexe et 25 ont été arrêtées. Seule la Street Party s’est refusée à suivre un chemin préétabli mais elle fut de ce fait paralysée et encerclée pendant une heure par des légions de policiers tandis que les organisateurs négociaient avec les bourgmestres la poursuite du parcours. Toute cette série de manifestations ont constitué une leçon objective sur le contrôle et la neutralisation.
"Mais que veux-tu faire ?" me demandaient-on. "Encore plus de violence, comme à Gênes ?". Absolument pas. Nous devions éviter une confrontation stérile qui aurait inévitablement été utilisée contre nous et c’est ce que nous avons fait. Cela est tout à fait positif. Il n’y a pas de terroristes dans le mouvement pour un changement démocratique et égalitaire, et le véritable défi de ceux qui protestaient à Laeken était de surmonter le double spectre de la violente urbaine inutile et du 11 septembre. Mais à un moment où ce mouvement joui d’un croissant appui populaire en Europe, cela ne signifie pas que nous devons renoncer à notre force. A Bruxelles, les différentes composantes du mouvement ont tacitement décidées de se modérer ce qui constitue la meilleure manière pour se laisser identifier et contrôler par les pouvoirs coercitifs de l’Etat belge/européen. Nous avons eu les syndicats un jour, les ONG et les partis de gauche minoritaires un autre et freakes, roses et anarchistes le week-end. Ce que nous n’avons pas eu c’est cette sorte de solidarité politique qui traverse tout le spectre social et qui a effectivement existé à Gênes.
Avez-vous déjà eu la sensation que quelqu’un surveille chacun de vos gestes ? L’entreprise étasunienne "Rand Corporation" (un think tank" réactionnaire, NDT) concentre d’immsenses ressources intellectuelles pour publier ouvertement le résultat de ses observations. Ils viennent de sortir un nouveau livre sur ce qu’ils appellent la "social netwar" (la guerre sociale sur le réseau) avec un chapitre spécifique sur Seattle que vous pouvez télécharger gratuitement (http://www.rand.org/publications/MR...). Les auteurs de ce chapitre 7 affirment que si aucune organisation "gauchiste" n’a analysé pourquoi le fameux 30N (le 30 Novembre, journée de blocage de l’OMC, NDT) a été une journée victorieuse, de nombreuses institutions légales et gouvernementales, elles, l’ont fait. Pourquoi donc les actions réalisées ce jours-là à Seattle contre l’OMC furent-elles aussi puissantes ? En termes généraux, parce qu’elles ont représenté un certain type de "contamination" entre des mouvements qui agissent "normalement" de façon séparée, tels que les syndicalistes, les militants d’ONG, les écologistes et les anarchistes qui veulent pratiquer la démocratie directe dans la rue. Cette convergence n’a pas été accidentelle : elle fut rendue possible grâce aux membres du Direct Action Network (DAN) qui ont eu la justesse de penser à la manière dont, à travers l’action directe non-violente, la police de Seattle se verrait immobilisée à un moment où "tout peut arriver" et de telle façon que ceux qui participaient à une marche syndicale pouvaient s’unir à l’action. Le DAN a mis en pratique des blocages et des techniques de désobéissance civile très précises menées à bien par des activistes entraînés, pour produire un chaos stratégiquement défini qui s’est avéré le plus fort face aux tentatives de "rétablissement de l’ordre" par la Garde nationale. En d’autres termes, les véritables activistes de Seattle avaient établis les conditions pour que se créé une sorte d’auto-organisation spontannée.
Evidemment, il est peu probable qu’un autre Seattle nous tombe du ciel. La police tout comme les politiciens en ont tiré les leçons. Ils s’efforcent de maintenir les marches syndicales le plus loin possible des "anarchistes" et ils mettent en place des "espaces de dialogue" (avec des somnifères dans le champagne) pour les leaders syndicaux ou d’ONG suffisamment naïfs que pour penser que l’on peut obtenir des réformes sans la menace d’une révolution. Ils divisent et ils cooptent tant qu’ils peuvent et si ça ne marche pas, ils canalisent, neutralisent et répriment à tour de bras.
Ronfeld et Aquilla (les auteurs jumeaux du rapport du "Rand") parlent beaucoup d’"enjambres". Ce qui veut dire quelque chose comme l’auto-organisation multiforme mais très précise d’une manifestation contemporaine. Pourquoi ne sommes-nous pas conscients de comment le pouvoir des gens est plus puissant et de comment l’impulser au maximum ? En premier lieu, un mouvement qui depuis ses débuts s’est basé sur l’action directe devrait regarder avec admiration ces quelques 50 personnes (Belges, Hollandais et autres) qui ont occupé le CEFIC, c’est à dire le Conseil européen de l’industrie chimique le 12 décembre. Bruxelles est truffée de ces lobbies patronaux : Table ronde des industriels, Trans-Atlantic Buisiness, Unice, toutes organisations dont l’existence même est un crime contre la démocratie et dont l’abolition immédiate est une exigence légitime. Et ce serait encore plus légitime si des syndicalistes, des écologistes, des gauchistes et des anarchistes distribueraient des tracts ou enverraient par e-mail une explication sur ce qui est en train de se passer au même moment où l’action directe a lieu, en indiquant la direction exacte.
Nous ne pouvons pas tomber dans l’illusion que nous allons arrêter les machines de la globalisation néolibérale en marchant chacun à la queue-leue-leue, séparés dans des journées différentes et en donnant des bisous sur les boucliers des aimables policiers. Les gens qui participent aux indispensables journées d’action globale pourraient se démultiplier à travers des idées et des actions réellement convergentes capable de faire front à la cooptation que cherchent les illuminés qui nous gouvernent. Jospin parle-t-il de "mondialisation à visage humain" ? Eh bien montrons-lui les visages de tous ceux que les multinationales françaises ont licencié au Brésil tout comme leur filiales le font à Paris ou polluent les eaux des Bouches du Rhône. Blair parle d’éduction ? Pourquoi alors ne lui montrerions nous pas dans la rue des signes qui expliquent ce qu’il coà »te d’aller à l’Université en Grande-Bretagne comparé à il y a cinq ans ? Les acolytes d’Aznar affirment que les immigrés Marocains volent le travail des Espagnols ? Voyons combien de tomates espagnoles sont produites par le travail d’hommes et de femmes avec des salaires en-dessous du minimum et dans des conditions de travail semi-légales avec des papiers officiels qui autorisent leur exploitation.
La stratégie traditionnelle des gouvernements a toujours été, depuis leurs sommets, de tirer les ficelles des "cons" qui s’agitent là en bas pour les canaliser dans n’importe quelle route que les puissant désirent. A l’inverse, la stratégie du travail en réseau signifie l’action coordonnée et auto-organisée par des personnes intelligentes qui rejettent le destin qu’on leur impose et qui ont le regard qui va au-dessus des puissants, au-delà des sommets, vers un futur meilleur. Le danger est qu’aujourd’hui des années et des années d’efforts risquent de s’évanouir sans traces dans l’air froid de la nuit quand chacun de nos groupes devra se retrouver seul face aux forces policières. Car aujourd’hui le pouvoir sait exactement comment manipuler ces "new kids on the black bloc" : certains sont nommés "chers collègues", d’autres sont transformés en criminels et le reste, on les laissent faire leur carnaval mais sous contrôle.
Si nous avons un avenir, c’est en prenant l’initiative, en apprenant de ce que nous avons nous mêmes inventé et en nous risquant dans tous types de carrefours, dans tous types de combinaisons prometteuses et positives, entre les mouvements religieux, les ONG écologistes, les réseaux révolutionnaires, les groupes qui élaborent des pensées critiques, les partis ouvriers de gauche, les anarchistes et tous les gens qui n’acceptent aucun de ces noms mais qui rejettent tout autant la mondialisation néolibérale. Nous avons au bout des doigts de la main et sur le bout de la langue suffisamment de connaissances que pour ne pas nous laisser mener vers des scénario préétablis. Si nous développons cette connaissance, si nous la partageons avec nos voisins, rien ne pourra alors nous empêcher de renverser les tables encombrées de la globalisation capitaliste.
Paris, le 19 décembre 2001.