Nous sommes neufs, et pourtant nous sommes toujours les mêmes. Nous sommes les ancêtres de notre futur, nous sommes une armée de désobeissants. Des siècles durant, nous avons marché, avec pour arme des histoires, et la "dignité" pour blason de nos étendards. Au nom de cette dignité, nous avons combattu ceux qui s’arrogent le rôle de seigneurs et de maîtres des peuples, des prairies, des forêts et des mers. Ceux qui règnent arbitrairement, imposent l’ordre de l’Empire et appauvrissent les communautés.
Nous sommes les paysans de la Jacquerie. Nos villages ont été pillés par les mercenaires de la Guerre de Cent Ans et les nobles nous ont affamés. En l’An de grace 1358 nous prîmes les armes, detruisîmes leurs châteaux et reprîmes ce qui nous avait été dérobé. Certains d’entre nous furent captures et décapités, le sang gicla de nos narines, mais nous étions en marche et nous n’allions plus nous arrêter.
Nous sommes les Ciompi de Florence, les travailleurs des ateliers et des arts mineurs. En l’An de grace 1378, un cardeur déclencha la rebellion. Nous prîmes le conseil municipal et reformâmes le statut des arts et des métiers. Les seigneurs s’enfuirent dans les terres et organisèrent le siège de la ville. Deux ans plus tard nous étions vaincus et ils restaurèrent l’oligarchie, mais rien ne pourrait enrayer la contagion de nos actes.
Nous sommes les paysans d’Angleterre qui combattirent les nobles pour supprimer les peages et les dimes. En l’An de grâce 1381, nous entendîmes le prêche de John Ball : "Quand Adam binait et Eve filait / Qui donc était le gentilhomme ?". Nous partîmes d’Essex et du Kent avec piques et fourches épointées. Nous occupâmes Londres et incendiâmes des bâtiments. Nous saccageâmes le palais de l’Archevêque et ouvrîmes les portes des prisons. Sur ordre du Roi, nombre d’entre nous ont fini aux galères, mais rien n’a plus jamais été comme avant.
Nous sommes les quarante quatre mille hommes qui ont reéondu à l’appel de Jean le Joueur de Flûte. En l’an de grâce 1476, la Madonne de Niklashausen apparut à Jean et lui dit : "Il n’y aura ni rois ni princes, ni papauté ni clergé, ni taxe, ni dîme. Les prés, les forêts et les mers appartiendront à tous les hommes. Tous seront frères, et ne possèderont pas plus que leurs voisins." Au jour de la St Margaret, nous arrivâmes une bougie dans une main et une lance dans l’autre. La Sainte Vierge nous dirait que faire. Les cavaliers de l’Archeveque prirent Jean, nous attaquèrent et nous défirent. Jean fut brulé vif, mais pas les paroles de la Vierge.
Nous sommes les Diggers : une communauté de cultivateurs sans travail et de paysans sans terre. En l’an de grâce 1649 nous nous rassemblâmes à Walton-sur-Tamise, dans le Surrey ; nous occupâmes la terre commune et entreprîmes de la labourer. Nous voulions vivre ensemble et partager ses fruits. Les seigneurs du manoir montèrent la population contre nous, nous fûmes pris et engeôlés par une foule en rage. Des campagnards et des soldats lancèrent l’assaut et piétinèrent nos recoltes. Quand nous coupions du bois dans les communaux, les propriétaires nous poursuivaient pour dégradation et effraction. Les troupes nous attaquaient, détruisaient nos maisons et piétinaient une fois encore nos recoltes. Nous persistâmes. D’autres Diggers se mirent a cultiver dans le Kent et dans le comte de Northampton. La foule les chassa. La loi nous entravait mais nous recommencions.
Nous sommes les serfs, les mineurs, les fugitifs et les déserteurs qui rejoignirent les Cosaques de Pugatchev pour renverser l’autocratie russe et abolir l’esclavage. En l’an de grâce 1774, nous conquîmes les forteresses, depouillâmes les riches et partîmes pour Moscou. Pugachev fut capturé, mais le ver était dans le fruit.
Nous sommes les tisserands de Silesie qui se rebellerent en 1844. Nous sommes les faiseurs d’étoffe qui mirent la Bohème en feu la même annee. Nous sommes les prolétaires insurgés de l’an de grâce 1848. Nous sommes les spectres qui tourmentent les papes, les tsars, les patrons et les valets. Nous sommes le peuple de Paris en l’an de grâce 1871. Nous avons survécu à un siècle de vengeance et de folie, et nous continuons notre Marche
"Ils" disent qu’ils sont autres. "Ils" se baptisent à coup d’acronymes : G8, FMI, BM, OMC, ALENA, ZLEA... Ils ne peuvent nous berner, ils sont pareils a ceux qui les ont précédés : les écorcheurs qui ont pillé nos villages, les oligarches qui ont re-conquis Florence, la Cour de l’empereur Sigismond qui trompa Jean Hus, la diète de Tubingen qui obéit a Ulrich et refusa de laisser entrer le Pauvre Konrad, les princes qui envoyèrent les lansquenets a Frankenhausen, les impies qui rôtirent Dozsa, les propriétaires qui supplicièrent les Diggers, les autocrates qui battirent Pugachev, le gouvernement maudit par Byron, le vieux monde qui arrêta nos assauts et détruisit tous les escaliers montant au ciel.
Aujourd’hui, ils règnent sur un nouvel empire, ils imposent de nouvelles servitudes a la planète entière, ils jouent encore les seigneurs et les maîtres de la terre et des mers.
Une fois encore, nous, les Multitudes, nous soulevons contre eux. Mais notre armée a été formée pour se dissoudre après vous avoir vaincus. Aujourd’hui nous disons "Y’A BASTA" !
Gênes Peninsule Italienne 19, 20 et 21 Juillet d’une année que l’on ne doit a la grâce d’aucun maître
Wu Ming