Une grande confusion imprègne les vives controverses relatives à la croissance tout simplement parce que ce terme est utilisé dans de multiples acceptions. Une confusion sur laquelle Joseph Schumpeter a constamment mis en garde les économistes, c’est la confusion entre croissance et développement. Il n’y a croissance que lorsque augmente la production par habitant des types de biens courants, ce qui implique naturellement aussi un épuisement croissant des ressources également accessibles. Le développement signifie l’introduction de n’importe laquelle des innovations décrites dans la section précédente. Dans le passé, le développement a généralement induit la croissance et la croissance n’est advenue qu’en association avec le développement. Il en est résulté une singulière combinaison dialectique également appelée « croissance  », mais à laquelle nous pourrions réserver une autre étiquette courante, celle de « croissance économique  ». Les économistes en mesurent le niveau au moyen du PNB par habitant en prix constants.
La croissance économique - il convient de le souligner - est un état dynamique, analogue à celui d’une automobile prenant un virage. Il est impossible pour une telle automobile de se trouver sur une trajectoire à un moment donné et sur une autre au moment suivant. L’enseignement de l’économie dominante selon lequel la croissance économique dépend seulement de la décision prise à un moment donné de consommer une proportion plus ou moins grande de la production (Beckerman pp. 342 et ss Solow 1973, p. 41) est en grande partie non fondé. En dépit des superbes modèles mathématiques d’Arrow-Debreu-Hahn qui ont fait les délices des professionnels, ainsi que des modèles d’orientation pragmatique de Leontief, il n’est pas vrai que tous les facteurs de production (y compris les biens intervenant dans le processus) puissent être directement utilisés en tant que biens de consommation. Ce n’est que dans une société agraire primitive n’employant pas d’équipement en capital que la décision d’économiser du blé sur la moisson en cours se traduirait par un accroissement de la récolte moyenne de l’année à venir. Les autres économies croissent maintenant parce qu’elles ont crà » hier et elles croîtront demain parce qu’elles croissent aujourd’hui.
Les racines de la croissance économique plongent profondément dans la nature humaine. C’est en raison des instincts d’artisanat et de curiosité gratuite de l’homme décrits par Veblen qu’une innovation en suscite une autre - ce qui constitue le développement. Étant donné aussi la fascination de l’homme pour le confort et les gadgets, toute innovation conduit à la croissance. Certes, le développement n’est pas une caractéristique inévitable de l’histoire ; il dépend de plusieurs facteurs ainsi d’ailleurs que d’accidents, ce qui explique que le passé de l’homme consiste principalement en longues séquences d’états quasi stationnaires et que l’ère d’effervescence actuelle ne soit qu’une toute petite exception [1].
Toutefois, au niveau purement logique, il n’y a nul lien nécessaire entre développement et croissance ; on pourrait concevoir le développement sans la croissance. C’est faute d’avoir systématiquement observé les distinctions précédentes que les défenseurs de l’environnement ont pu être accusés d’être des adversaires du développement [2]. En fait la véritable défense de l’environnement doit être centrée sur le taux global d’épuisement des ressources (et sur le taux de pollution qui en découle). Si la controverse s’est finalement nouée autour de cet indicateur de l’économiste qu’est le PNB par habitant c’est seulement parce que, dans le passé, la croissance économique s’est traduite non seulement par une augmentation du taux d’épuisement, mais encore par un accroissement de la consommation de ressources par habitant. Il en est résulté que le vrai problème a été enterré sous un monceau de sophismes du type de ceux que nous avons rapportés dans la section précédente. Car même si, bien qu’à un niveau purement théorique, la croissance économique est compatible avec une baisse du taux d’épuisement, la croissance pure ne peut excéder une limite certaine, quoique indéterminable, sans un accroissement de ce taux - à moins qu’il y ait une baisse substantielle de la population.
Il était naturel pour des économistes, inébranlablement attaches à leur cadre mécaniste, de rester complètement insensibles aux appels que lancèrent à différentes reprises le mouvement pour la conservation de la nature ou certains intellectuels isolés, comme Fairfield Osborn et Rachel Carson, soulignant les dommages écologiques de la croissance et la nécessité de ralentir cette dernière. Mais, il y a quelques années, le mouvement environnementaliste a opéré une percée avec le problème de la population - La bombe P pour reprendre la métaphore de Paul Ehrlich. Aussi bien, quelques économistes hétérodoxes se sont-ils tournés vers une position physiocratique, sous des formes certes profondément révisées, à moins qu’ils n’aient tenté de greffer l’écologie sur la science économique (par ex., Boulding 1966, 1971 ; Culberston 1971 ; NGR 1966, 1971b). Certains se sont préoccupés de la qualité de la vie plutôt que de l’abondance (Boulding 1966 ; Mishan 1970). Par ailleurs, une longue série d’incidents a suffisamment démontré à tout le inonde que la pollution n’est pas un passe-temps des écologistes. Bien que l’épuisement des ressources se soit aussi poursuivi avec une intensité constamment accrue, c’est ordinairement un phénomène massif qui se déroule sous la surface de la terre, où nul ne peut le voir vraiment. La pollution, en revanche, est un phénomène de surface dont l’existence ne peut être ignorée, encore moins niée. Ceux parmi les économistes qui ont réagi à ces événements se sont généralement efforcés de raffermir l’idée que la rationalité économique et un mécanisme des prix justes peuvent résoudre tous les problèmes écologiques.
Mais, curieusement la publication récente du rapport au Club de Rome The Limits to Growth [Les Limites à la Croissance] (Meadows et al. 1972) a causé un émoi inhabituel parmi les professionnels de la science économique. En fait c’est de leurs milieux que sont venues les principales critiques de ce rapport. Si cet honneur a été pratiquement épargné à un manifeste d’un contenu semblable intitulé A Blueprint for Survival [Changer ou Disparaître] (The Ecologist 1972), ce n’est sans doute pas parce qu’il fut signé par un groupe important de savants hautement respectés, mais parce que seul le rapport Les Limites à la Croissance utilisait des modèles analytiques du genre de ceux auxquels on a recours en économétrie et dans les travaux de simulation. Pour autant que l’on puisse en juger, c’est cet emprunt qui irrita les économistes au point de les porter à manier l’insulte directe ou voilée dans leur attaque contre le cheval de Troie. Même la revue The Economist (1972) se départit pour l’occasion de la proverbiale courtoisie britannique et dans son éditorial intitulé « Les limites au malentendu  », stigmatisa le rapport en question comme ayant atteint « la cote d’alerte du non-sens rétrograde  ». Faisant fi de la solennité d’une leçon inaugurale, Beckerman (1972, p. 327) alla jusqu’à condamner cette étude comme un « échantillon effronté et impudent de non-sens émanant d’une équipe d’hurluberlus du MIT  » [3].
Rappelons d’abord que, particulièrement ces trente dernières années, les économistes ont prêché à tout venant que seuls des modèles mathématiques étaient à même de servir les objectifs les plus élevés de leur science. Avec l’apparition de l’ordinateur, l’utilisation de modèles économétriques et de techniques de simulation est devenue une routine fort répandue. À l’occasion, des arguments techniques ont servi à dénoncer le sophisme consistant à s’en remettre à des modèles arithmomorphiques pour prédire la marche de l’histoire, mais en vain [4]. À présent toutefois, des économistes critiquent les auteurs des Limites à la Croissance pour avoir commis ce même péché et pour avoir cherché à obtenir par l’utilisation de l’ordinateur « une aura d’autorité scientifique  » ; certains ont été jusqu’à récuser l’utilisation des mathématiques (Beckerman 1972, pp. 331-334 ; Bray, pp. 22 et ss ; Knesse et Ridker 1972 ; Kaysen 1972, p. 660 ; Banque mondiale 1972, pp. 15-17). Relevons, en second lieu, que l’agrégation a toujours été considérée comme une démarche appauvrissante bien qu’inévitable en macroéconomie qui, de ce fait ignore largement les problèmes de structure. Néanmoins, des économistes dénoncent à présent ce rapport pour son utilisation d’un modèle fondé sur l’agrégation (Beckerman 1972, pp. 338 et ss ; Knesse et Ridker 1972 ; Banque mondiale 1972, pp. 61 et ss, 74). En troisième lieu, il est un article commun de la foi économique, connu sous le nom de principe d’accélération, qui veut que l’output soit proportionnel au stock en capital. Pourtant, certains économistes ont derechef fait grief aux auteurs des Limites d’avoir (implicitement) supposé que la même proportionnalité prévalait pour la pollution - qui est aussi un output ! (Beckerman 1972, pp. 399 et ss ; Knesse et Ridker 1972 ; Banque mondiale 1972, p. 47 et ss.) [5] En quatrième lieu, le complexe des prix n’a pas empêché les économistes de développer et d’utiliser des modèles dont les schémas ne comportent explicitement aucun prix, tels les modèles statiques et dynamiques de Leontief, le modèle de Harrod-Domar, le modèle de Solow, pour s’en tenir aux plus fameux. Malgré cela, certains critiques (dont Solow lui-même) ont contesté la valeur des Limites du seul fait que son modèle ne comporte pas de prix (Beckerman 1972, p. 337 ; Kaysen 1972, p. 665 ; Solow 1973, pp. 46 et ss ; Banque mondiale 1972, p. 14).
Enfin, et c’est le point le plus important il est indiscutable que, ces années dernières, les économistes, hormis quelques auteurs isolés, ont toujours souffert de la manie de la croissance (Mishan 1970, chap. I « Growthmania  »). Les systèmes et les plans économiques ont toujours été évalués en fonction seulement de leur capacité à soutenir un taux élevé de croissance économique. Tous les plans économiques, sans aucune exception, ont visé le taux de croissance économique le plus haut possible. Il n’est pas jusqu’à la théorie même du développement économique qui ne soit solidement amarrée aux modèles de croissance exponentielle. Mais lorsque les auteurs des Limites utilisent aussi l’hypothèse de la croissance exponentielle, c’est le tollé chez les économistes qui crient au scandale ! (Beckerman 1972, pp. 332 et ss ; gray 1972, 13 ; Kaysen 1972, p. 661 ; Knesse et Ridker 1972 ; Solow, pp. 42 et ss ; Banque mondiale 1972, pp. 58 et ss.) Le plus curieux est que, parallèlement, certains de ces critiques soutenaient que la croissance de la technologie est exponentielle (section VI). D’autres, tout en admettant que, en fin de compte, la croissance économique ne peut se poursuivre indéfiniment au taux actuel, avancèrent l’idée qu’elle pourrait se poursuivre à des taux moins élevés (Solow 1973, p. 666).
De l’examen de cette critique singulière, on retire l’impression que, dans leurs objections, les professionnels de la science économique ont illustré l’adage latin Quod licet Jovi non licet bovi - ce qui est permis à Zeus ne l’est pas à un bœuf ! Quoi qu’il en soit la science économique dominante ne se remettra qu’avec difficulté du spectacle qu’elle a donné de ses propres faiblesses dans ses efforts d’autodéfense.
En dehors de ces milieux, le rapport en question a été accueilli avec passablement d’intérêt en tout cas non point avec des sarcasmes [6]. Le jugement le plus équitable porté à son endroit est que, en dépit de ses imperfections, « il n’est pas frivole  » [7]. Certes, sa présentation plutôt défectueuse trahit la précipitation qui a présidé à son lancement publicitaire prématuré (Gillette 1972). Mais il s’est même trouvé quelques économistes pour reconnaître le mérite que ce rapport a eu à souligner les conséquences lointaines de la pollution (Banque mondiale 1972, pp. 58 et ss). Cette étude a aussi mis en évidence l’importance de la durée dans le cours réel des événements (Meadows et al. 1972, p. 183) - problème souvent relevé dans les sciences de la nature (Hibbert 1968, p. 144 ; Lovering 1969, p. 131) mais généralement négligé par les économistes (NGR 1971b, pp. 273). En effet nous avons besoin d’un certain laps de temps non seulement pour accéder à un plus haut niveau de croissance économique, mais encore pour descendre à un niveau inférieur.
Il n’en reste pas moins que la conclusion partout diffusée selon laquelle un maximum de cent ans séparerait l’humanité d’une catastrophe écologique (Meadows et al. 1972, p. 23 et passim) manque d’assise scientifique solide.
Nous n’avons guère la place de discuter le schéma général de relations postulé dans les diverses simulations envisagées par ce rapport. Relevons toutefois que les formes quantitatives de ces relations n’ont été soumises à aucune vérification empirique. Au surplus, en raison même de leur nature rigide, les modèle arithmomorphiques utilisés sont incapables de prédire les changements évolutifs qui peuvent affecter ces relations dans le cours du temps. La prédiction, qui évoque la fameuse peur de la fin du monde de l’an mil, n’a rien à voir avec tout ce que nous savons sur l’évolution biologique. Rien n’indique que, parmi toutes les espèces, l’espèce humaine doive entrer brusquement dans un bref coma. Sa fin ne se profile même pas sur un lointain horizon ; et lorsqu’elle viendra, ce ne sera qu’après une très longue série de crises subreptices et prolongées. Néanmoins, comme le remarque Silk (1972), ce serait folie d’ignorer les avertissements, généraux que comporte ce rapport au sujet de la croissance de la population, de la pollution et de l’épuisement des ressources. Car en vérité, n’importe lequel de ces facteurs est susceptible d’entraîner un essoufflement de l’économie mondiale.
Certains critiques n’ont pas manqué de réduire la portée des Limites, coupable selon eux d’avoir utilisé un appareil analytique à seule fin d’illustrer une tautologie inintéressante, à savoir qu’une croissance exponentielle indéfinie dans un environnement fini est impossible (Beckerman 1972, pp. 333 et ss ; Kaysen 1972, p. 661 ; Solow 1973, p. 42 et ss ; Banque mondiale 1972, p. 55). L’accusation, est fondée, mais en apparence seulement ; car il s’agit bien de l’un de ces cas où l’évidence doit être rappelée pour avoir longtemps été ignorée. Toutefois, la faute la plus grave commise par les auteurs des Limites a été d’occulter la plus grande partie de l’évidence en concentrant leur attention exclusivement sur la croissance exponentielle, comme l’on fait Malthus et presque tous les autres environnementalistes.