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Présentation générale de l’essai de Jacques Généreux

LA DISSOCIÉTÉ

jeudi 14 février 2008, par stlnpk

Présentation générale de l’essai de Jacques Généreux, LA DISSOCIÉTÉ. Un grand merci àWalthère

Chaque auteur a son obsession. La mienne tourne autour d’une énigme : pourquoi et comment, aussi intelligents et puissants que nous soyons, pouvons-nous, seuls ou collectivement, décider le pire plutôt que le meilleur ?

Une telle question s’impose aujourd’hui dans les sociétés démocratiques les plus avancées où la combinaison de la puissance financière, de l’expertise technique et du pouvoir de la majorité engendre un monde pénible et anxiogène pour la majorité ! Nous vivons ce que j’appellerai le paradoxe de la « puissance impotente  ».

Jamais les hommes n’ont disposé d’autant de techniques et de ressources pour maîtriser leur destin et accroître leur bien-être. Et pourtant la richesse semble incapable d’éradiquer la pauvreté, même dans les économies les plus développées. Et pourtant nous doutons désormais que la technique puisse surmonter les méfaits de la technique. Les instruments de notre prospérité ne sont-ils pas aussi ceux qui dérèglent le climat, épuisent les ressources, détruisent inéluctablement notre espace vital ? L’essor sans fin des moyens de communication ne vient pas àbout du sentiment de solitude. L’explosion des industries du divertissement accompagne celle du stress et des dépressions nerveuses. Et plus on rénove les méthodes de gestion des « ressources humaines », plus on se suicide sur les lieux de travail !

Ces constats alimentent une critique qui se concentre habituellement sur le capitalisme néolibéral et la fameuse mondialisation, c’est-à-dire àla fois sur l’élargissement planétaire du terrain de jeu du capitalisme et sur l’extension progressive de ses règles du jeu àtoutes les nations. Cela n’est pas nouveau. Comme l’ont notamment montré Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, la critique du capitalisme ressurgit de façon cyclique : chaque âge du capitalisme engendre sa critique, mais aussi le processus d’adaptation nécessaire àla survie de celui-ci, processus qui enfante un nouvel âge du capitalisme, et ainsi de suite. Alors, puisque cette critique se développe ànouveau depuis au moins vingt ans, tout a déjàété dit sur le sujet. Nul besoin d’un nouveau livre pour documenter et démontrer les méfaits de la dernière en date des mutations du capitalisme : la mutation « Néolibérale », que je propose dans ce livre d’appeler aussi le « marchéisme » (i.e. l’extension d’une logique d’échange marchand et de concurrence dérégulée àtoutes les sphères d’activité privées ou publiques). Par ailleurs, quoique cela soit moins connu du grand public, l’exposé des moyens de réorienter et de contrôler l’économie globalisée est pratiquement aussi complet que celui des critiques de la mondialisation néolibérale. Sur ce débat, on ne peut donc guère publier mieux qu’une compilation d’informations et de jugements déjàlargement exposés.

Je n’entends donc pas proposer ici le énième ouvrage énonçant les critiques d’une société de marché et de libre concurrence. Ouvrage qui se terminerait presque immanquablement par l’appel àune reprise du contrôle politique sur l’économie, grâce àla construction d’une démocratie elle-même mondialisée, pour faire ànouveau coïncider l’espace du pouvoir politique avec l’espace économique qu’il est censé réguler. Au lieu de cela, je tente plutôt de renouveler la façon même d’aborder ce débat, je questionne les questions qu’il soulève habituellement pour mettre au jour des enjeux cachés ou négligés délibérément ou inconsciemment.

Pourquoi pouvons-nous décider le pire plutôt que le meilleur ? Si notre société n’est pas la bonne, pourquoi la tolérons-nous ? Les critiques les plus convenues de la société de marché mondialisée ne répondent pas àcette question, parce qu’elles ne se la posent même pas. Il semble en effet entendu qu’il existe une classe dominante (les actionnaires des grandes firmes capitalistes) qui détient le pouvoir réel : cette classe met en œuvre un monde dur pour le plus grand nombre, destructeur du lien social comme de l’écosystème, mais conforme àson intérêt immédiat. Je ne dis pas qu’une telle analyse est fausse (et j’en exploiterai d’ailleurs sa part de vérité). Mais je dis qu’elle est bien courte et qu’elle passe àcôté de questions essentielles. Ce type de critique a certes le mérite de dénoncer le pouvoir de nuisance d’une minorité indifférente au reste du monde, mais elle oublie de questionner l’origine de ce pouvoir et de l’étrange impuissance de la majorité. Pourquoi la majorité accepterait-elle un monde atroce voulu par une minorité, dans des pays où le pouvoir politique dépend de l’opinion et du soutien de la majorité des électeurs ? Pourquoi pouvons-nous décider le pire plutôt que le meilleur ? Parce que la pire des solutions pour tous peut bien être le moindre mal pour chacun pris isolément, incapable de s’entendre avec tous les autres sur un choix collectif ? Parce que la société de compétition généralisée est aussi une source de jouissance narcissique, quand elle encense la performance, le mérite et la responsabilité de t’individu ? Parce que la consommation avide d’images, de sons, de « fringues  » et d’accessoires àbas prix est un anesthésiant puissant ? Ce ne sont làqu’un échantillon de réponses a priori plausibles àune question qu’il faut prendre au sérieux : en démocratie, pourquoi une majorité se soumet-elle au choix d’une minorité, si d’une manière ou d’une autre elle n’y trouve pas son compte ? Il nous faut décrypter les raisons de sa servitude volontaire ou celles de son impuissance politique. Il nous faut encore considérer l’objection des néolibéraux àla pertinence même de notre question. Il se pourrait en effet que la société de compétition généralisée soit tout simplement celle qui est au fond la plus conforme ànotre nature d’individus en quête d’épanouissement personnel.

On comprend ainsi comment la réflexion sur le paradoxe de l’impuissance apparente du politique, dans les nations les plus puissantes, peut conduire àun questionnement sur la nature de l’être humain et des sociétés humaines. Car un tel paradoxe n’a que trois types de solution :

1°) Des tyrans absolus ont le pouvoir d’imposer une société nuisible pour le plus grand nombre ; c’est la thèse de la domination.

2°) En dépit de ses méfaits apparents, la société de compétition généralisée est celle qui est la plus conforme aux aspirations de l’être humain ; le paradoxe n’existe pas, le progrès moderne a bien accouché de la société conforme aux attentes du plus grand nombre ; c’est la thèse néolibérale.

3°) Les humains peuvent mettre en place et accepter librement une société contraire à. leurs aspirations ; c’est la thèse pathologique qui est privilégiée dans ce livre. « Pathologique  », car la capacité de vouloir ou de supporter le contraire de ce àquoi l’on aspire véritablement suppose un dysfonctionnement du sujet qui relève bien de la psychopathologie.

Ainsi, ce livre, suscité àl’origine par une réflexion sur la crise du politique, a fini par explorer l’hypothèse suivante : se pourrait-il que nous vivions dans une société inhumaine au sens le plus fort (i.e. destructrice de l’être humain), non pas contraints et forcés par quelques tyrans fous, mais dans une certaine mesure librement (si ce n’est délibérément), et donc pour des raisons qui tiennent ànotre humanité même ? Autrement dit : se pourrait-il que la façon la plus spontanément humaine de se défendre contre la souffrance psychique engendrée par une société inhumaine ait pour effet de conforter celle-ci au lieu de la combattre ?

Le livre reproduit en partie le cheminement que j’ai suivi moi-même pour arriver àce type de questionnement. L’ouvrage épargne certes au lecteur les longues digressions par où est nécessairement passée ma réflexion, mais il suit néanmoins la même progression, de question en question, et associe ainsi le lecteur àune enquête dans laquelle la solution provisoire proposée àla fin d’un chapitre soulève les nouvelles questions àrésoudre au chapitre suivant. Pour donner au lecteur une vue d’ensemble de l’enquête où il s’engage, je propose ci-après une présentation synthétique des principales questions abordées et de leur enchaînement, chapitre par chapitre.

Crise du politique et crise sociale (chapitre 1)

L’enquête s’ouvre sur la fameuse « crise du politique  ». Et d’emblée la piste ordinaire est disqualifiée. Habituellement associée àl’impuissance nouvelle du politique, la crise en question nourrit [opposition entre les néolibéraux qui s’en réjouissent et leurs détracteurs qui cherchent les moyens de restaurer le pouvoir du politique. Mais cette façon de poser la question postule l’impuissance du politique sans la démontrer. Or ce chapitre montre notamment que, en réalité, la « crise du politique  » est associée àune montée en puissance sans précédent de l’État et du politique ; il décrit le paradoxe de la puissance impotente. Dès lors, la « crise du politique  » n’est pas celle que l’on dit : elle ne manifeste pas la désolation du citoyen face àl’impuissance des élus ; elle reflète la consternation et le renoncement face àla puissance impotente. Est ainsi ouverte une nouvelle piste qui est jalonnée de multiples questions habituellement négligées. En effet, si le politique reste aussi puissant que par le passé, le monde comme il va reflète au moins en partie une volonté politique. Mais cette affirmation est-elle compatible avec la montée des contraintes que la mondialisation fait peser sur les marges de manoeuvre des gouvernements nationaux ? Et pourquoi la volonté politique aurait-elle « choisi  » la crise sociale, le chômage de masse, la pauvreté dans les pays riches, etc. ? Le politique peut-il opter pour une voie contraire àl’intérêt de la majorité dans une démocratie ? S’il ne le peut pas, est-ce àdire que la majorité des citoyens désire tous les méfaits sociaux et environnementaux de la mondialisation dérégulée ? Il est une réponse simple qui disqualifie toutes ces questions : la mutation économique et sociale de ces trente dernières années n’a été « choisie  » par personne ; elle résulte simplement d’une évolution technologique et économique « naturelle  ». Évaluer cette réponse constitue donc le préalable àla poursuite de notre questionnement.

Du pacte social àla guerre économique (chapitre 2)

Ce chapitre introductif résout la première énigme associée au constat d’une puissance persistante du politique : comment cette affirmation est-elle compatible avec l’évidente montée des « contraintes » associées àla mondialisation ? Une relecture historique rigoureuse de la « mondialisation  » et des mutations récentes du capitalisme établit ici des conclusions fortes

1°) Le pouvoir politique n’a pas été débordé par l’élargissement de l’espace et du pouvoir de l’économie mondiale : il l’a lui-même organisé. Un ensemble de choix politiques discrétionnaires ont mis en place le pouvoir des détenteurs du capital et renversé les priorités anciennes des politiques publiques. Ce retournement reflète un bouleversement des rapports de forces politiques survenu àla charnière des années 1970 et des années 1980.

2°) L’impuissance collective face aux fléaux sociaux de notre temps n’est donc pas une crise du politique, mais la victoire d’une politique, une politique délibérée de l’impuissance publique, une privatisation de l’État toujours aussi puissant qu’autrefois, mais désormais au service d’intérêts privés. Le défi réel de la démocratie n’est donc pas de replacer l’économie sous le contrôle du politique, car elle n’a jamais cessé de l’être ; il est de remettre les politiques au service du bien commun.

Ce chapitre écarte donc la prémisse des néolibéraux. L’évolution du monde n’est pas une fatalité inscrite dans des lois naturelles de l’évolution économique ou technologique ; c’est l’effet d’une histoire politique contingente et réversible dans laquelle la part des choix gouvernementaux est essentielle. Mais l’engouement pour le néolibéralisme paraît alors bien paradoxal. Ce chapitre montre en effet que la mutation néolibérale du capitalisme détériore la capacité globale des sociétés àaffronter les défis économiques, sociaux et écologiques du moment. Même sur le plan strictement économique, le néolibéralisme est largement inefficace et ne profite vraiment qu’àune minorité qui devrait théoriquement avoir le plus grand mal àimposer ses préférences dans des démocraties.

Ces conclusions relancent l’énigme centrale : comment un système défavorable au plus grand nombre suscite-t-il aussi peu de résistance dans des sociétés démocratiques ?

De la guerre économique àla « guerre incivile  » (chapitre 3)

Pour résister, le plus grand nombre doit exister en tant que force politique solidaire. Une première piste de l’enquête consiste donc àétudier dans quelle mesure le mode opératoire de la mutation néolibérale est de nature àempêcher la constitution d’une telle force de résistance collective.

La politique néolibérale n’est en effet pas qu’une politique économique et sociale. Elle constitue aussi une politique de manipulation culturelle visant àtransformer son pire ennemi – le citoyen soucieux de contrôler les politiques – en individualiste guerrier avide de gains privés et hostile aux biens publics.

Par ailleurs, la logique de guerre économique n’engendre pas que les méfaits sociaux susceptibles de nourrir la résistance. Elle dégénère aussi en « guerre incivile  » qui dresse les citoyens les uns contre les autres et défait ainsi la possibilité de concevoir une résistance collective.

En bref : la résistance peine donc àse manifester parce que la guerre économique et les progrès de la culture néolibérale laminent la solidarité nécessaire àtoute action collective. Mais cette mutation se paye au prix fort de la violence et de la souffrance psychologique – largement illustrée en fin de chapitre àtravers des exemples américains, européens et japonais. Mais, si l’effet des mutations en cours dans les sociétés de marché est réellement de nous entraîner vers un monde de plus en plus invivable, on ne peut se contenter de la « solution  » proposée ci-dessus. Car elle soulève en réalité plus de questions qu’elle n’en résout.

Tout indique en effet que, dans la vie privée, nous savons échapper au cercle vicieux de la compétition généralisée, nous savons mobiliser la coopération et la solidarité sans renoncer pour autant ànotre intérêt propre. Nous connaissons donc le moyen de nous épanouir autrement et plus sereinement que dans le stress de la lutte permanente. Alors, pourquoi et comment des millions d’individus, persuadés dans leur vie privée que làcoopération solidaire est cent fois préférable àla compétition solitaire, n’exigent-ils pas un autre système économique et social ?

La thèse de la domination répond que les millions d’individus en question n’ont pas le choix, parce qu’ils sont sous la coupe du pouvoir dominant des détenteurs du capital et de représentants politiques au service du capital. Une fois démontrée l’insuffisance de cette thèse, il reste la thèse néolibérale. Celle-ci s’est développée sous deux formes et en deux temps.

Jusqu’au milieu des années 1990, la thèse néolibérale soutenait, elle aussi, que les individus n’avaient pas le choix, non pas en raison d’un pouvoir quelconque de domination, mais en raison de lois nécessaires de l’évolution économique qui s’imposaient autant aux patrons qu’àleurs salariés, autant aux gouvernements qu’àleurs administrés (àce stade de notre enquête, le chapitre 2 a déjàdémontré l’inanité de cette thèse et la nature politique et délibérée des mutations économiques et sociales). Mais cette première mouture de la thèse, outre qu’elle est contraire aux faits, présente pour les néolibéraux eux-mêmes un inconvénient majeur : elle réduit ànéant la marge de manoeuvre des individus (dominés par une histoire qui s’écrit sans eux) et cela colle mal avec un discours politique et managérial qui vante en permanence le rôle déterminant de l’individu, ne jure que par l’initiative individuelle, impute tous les bienfaits sociaux au mérite personnel, et tous les méfaits àla responsabilité individuelle. Si donc les néolibéraux en viennent àconsidérer la société de compétition généralisée comme un choix assumé et accepté par le plus grand nombre, il leur faut démontrer que cette société est conforme àla nature profonde des êtres humains, aux valeurs qui dominent dans nos croyances comme aux principes naturels qui commandent nos comportements.

À partir de ce point du débat, notre enquête prend donc nécessairement une autre tournure. On passe du diagnostic politique, économique et sociologique sur la société de marché, àune réflexion sur les aspirations constitutives d’un être humain. Si, comme le pensent les néolibéraux, nous sommes, par nature, des êtres avides de compétition et de perfonnance individuelle et incapables de s’épanouir ou d’être efficaces sans le stimulant du gain individuel maximal, alors l’enquête s’achève et l’affaire est entendue : nous ne sommes pas loin de vivre dans le meilleur des mondes possibles, même si les perdants de la guerre « naturelle  » entre les hommes ont toujours intérêt àcontester un monde qu’ils encenseraient s’ils étaient dans le camp des gagnants.

Dissociété, hypersociété et société de progrès humain (chapitre 4)

L’affaire est en réalité loin d’être entendue. Car le postulat d’un être humain naturellement passionné par la maximisation de son seul profit individuel, avide de compétition avec ses semblables, est d’emblée contredit par l’expérience intime de tout un chacun. Nous consacrons une part essentielle de notre vie et de notre énergie àl’entretien de relations sociales, amicales, filiales ou amoureuses. Nous sommes autant avides de liberté et d’épanouissement personnel que d’attachement àd’autres êtres et de réussite collective. En bref, chacun sait que son être balance en permanence entre le désir d’être soi et pour soi, et celui d’être avec et pour les autres. Telles sont les deux aspirations que j’appelle « ontogénétiques » parce qu’elles participent àla construction de l’être (ontogenèse). Elles sont indissociables, telles les deux faces de notre désir d’être ; l’une n’est pas plus importante que l’autre, elles vont de concert, en interaction permanente. Nous avons besoin d’autrui pour grandir et nous constituer en sujet singulier, besoin de l’estime d’autrui pour connaître l’estime de soi. Mais le sentiment d’être soi, d’être libre, nous est aussi indispensable pour être avec et pour autrui. Il s’ensuit notamment que nous sommes àla fois égoïstes et altruistes, stimulés par l’attrait du succès personnel et attirés par les plaisirs de la coopération.

Mais le point essentiel (pas toujours bien compris par certains critiques) est que chacun de ces penchants a besoin de la satisfaction simultanée de son contraire apparent. Nous sommes constitués biologiquement et psychiquement par des relations aux autres ; il nous est donc impossible de jouir pleinement et sans stress de notre être singulier par des voies qui détruisent les relations sans quoi nous n’aurions même pas le sentiment d’exister. Nos aspirations ontogénétiques ne sont donc ni opposées, ni confondues, elles sont en synergie : si l’une va bien, l’autre aussi ; si l’une fait mal, elle gâche le plaisir de l’autre ; nous déployons donc des efforts conscients ou des stratagèmes inconscients pour tenir ces deux-làdans une synergie positive.

Ce chapitre formalise et tire toutes les conclusions de cette intuition commune : la grande affaire d’une vie humaine est de recherchier lu conciliation entre ces deux aspirations ontogénétiques ; comment être soi-même sans rompre ses liens àautrui, comment rester attaché aux autres sans être étouffé par eux. Partant de ce constat, je définis une « société de progrès humain  » comme celle qui favorise la conciliation harmonieuse de ces deux aspirations. Par opposition, il existe donc deux types de société de « régression inhumaine  ». q’une part, la « dissociété  », qui tend àamputer la seconde aspiration (être avec) au profit de la première (être soi), qui réprime la quête de coopération et de solidarité entre les êtres et n’autorise l’épanouissetnent personnel que dans la compétition contre les autres. D’autre part, l’« hypersociété  », qui réprime le désir d’être soi au profit du seul désir d’être avec, qui étouffe l’individuation et la quête d’autonomie en hypertrophiant le collectif et la contrainte sociale.

Le concept de « dissociété  » permet alors de relire et de donner une cohérence d’ensemble au processus àl’oeuvre dans le modèle néolibéral de société de marché. En effet, la dissociété apparaît comme une force centrifuge qui isole et décompose en éléments toujours plus restreints ce qui constituait le tout indissociable d’une société humaine. Les divers indices de dissolution de la société et du vivre ensemble, décrits dans les chapitres précédents, sont alors ordonnés comme un processus de dissociation àtous les étages de la société dissociation intercommunautaire : séparation et mise en rivalité des « communautés  » qui constituent (ou décomposent ?) la société ; dissociation intra-communautaire : séparation et mise en rivalité des sous-groupes composant les diverses communautés ; dissociation interpersonnelle : repli sur soi et rivalité directe entre les individus ; dissociation personnelle : dislocation intime de l’individu, rendu incapable de concilier ses aspirations ontogénétiques.

La conception de l’être humain proposée ici implique donc une condamnation aussi radicale de la dissociation des êtres dans une dissociété de compétition généralisée que de leur fusion aliénante dans un système collectiviste. Elle fonde aussi un principe méthodologique opposé àla fois au « holisme » (détermination de l’individu par la société) et àl’« individualisme méthodologique » détermination du social par l’action des individus indépendants), Je dénomme ce principe « socialisme méthodologique » ; il ne faut pas donner ici au terme « socialisme  » un sens politicien ordinaire mais son sens initial qui l’oppose àl’individualisme. En ce sens strictement méthodologique, le socialisme désigne une conception sociale de l’être humain, c’est-à-dire construit dans une nécessaire relation aux autres (ses parents, sa famille, ses éducateurs, etc.), par opposition àla conception individualiste d’un être parfaitement indépendant des autres. Je montre aussi que cette conception sociale de l’être humain est tout autant incompatible avec le holisme sera démontré au chapitre 9 que ce « socialisme méthodologique  » est aujourd’hui conforté par les sciences de la vie et de l’homme. Des lecteurs de la première édition ont trouvé curieux que je reporte ainsi (cinq chapitres plus loin) les éléments de preuve scientifique des hypothèses qui fondent toute mon analyse. Ce choix a deux raisons. En premier lieu, l’exposé respecte la chronologie effective de l’enquête. J’ai construit la grille de lecture théorique établie dans ce chapitre, au début de mon travail, sur la hase des seules intuitions communes sur l’être humain et bien avant de recenser ce que nous apprennent les sciences sur la question. En second lieu, pour la suite de l’exposé, il est essentiel de comprendre que ma grille de lecture n’a nul besoin des connaissances contemporaines pour être pensée. Car dès lors elle pouvait être pensée dès le xviie et le xviir siècle où, cependant, c’est un concept d’être humain très différent qui s’est imposé dans la pensée moderne. La critique de cette pensée moderne est développée au centre de cet ouvrage (chapitres 5 à8). Si j’avais présenté cette critique après un exposé des connaissances scientifiques du xxre siècle, elle aurait pu sembler anachronique, ce qu’elle n’est pas. Je ne reproche pas aux penseurs de la modernité de n’avoir pas intégré les conclusions de la neurobiologie ! Je montre qu’ils ont fondé un édifice intellectuel (qui inspirera la quasi-totalité des courants politiques) sur une conception de l’être humain parfaitement abstraite et contradictoire avec des évidences accessibles aux esprits les plus simples.

Et nous touchons ici àla question qui m’a conduit àl’enquête philosophique qui constitue la partie centrale de l’ouvrage. Si la conception sociale de l’être humain et si le socialisme méthodologique qui en découle sont conformes aux intuitions les plus communes et àl’expérience intime de chacun, pourquoi ne se sont-ils pas imposés naturellement dans la pensée moderne et dans la culture contemporaine ? Comment la culture néolibérale de l’individu seul maître et responsable de lui-même, comment le culte de l’épanouissement dans la compétition, peuvent-ils s’étendre alors que l’évidence de leur fausseté devrait s’imposer àtous ? Pourquoi ce qui va de soi dans la vie de chacun n’irait pas de soi dans la façon de penser la vie en société, c’est-à-dire de penser la politique ?

Voilàqui m’a conduit àapprofondir la façon dont la pensée moderne en général et la pensée néolibérale en particulier ont conçu l’être humain et la vie en société. Il s’agissait àla fois de retrouver les fondations de l’idéologie néolibérale, de comprendre le sort réservé par les divers courants fondateurs de la pensée politique àla conception sociale de l’être humain et de voir en quoi ma grille de lecture éclairait ou non la formation de cette pensée.

Enquête sur les fondements philosophiques et anthropologiques de la pensée politique moderne (chapitres 5 à8)

Afin de procéder àl’évaluation comparée de ma conception de la société et de celle des néolihéraux, il faut mettre au jour les fondations anthropologiques et philosophiques sur lesquelles ces derniers construisent leur discours. En effet, la comparaison ne va pas de soi, car exposer ces fondations, comme je l’ai fait pour ma propre analyse, est une démarche tombée en désuétude depuis près d’un siècle. Le développement de sciences sociales soucieuses d’acquérir le prestige des sciences mathématiques et physiques a paradoxalement marginalisé la réflexion sur la nature de l’être humain et des sociétés humaines, réflexion considérée comme philosophique et non scientifique. Le résultat de ce scientisme est que la plupart des modèles économiques et sociaux prétendument scientifiques tournent encore sur la base de postulats implicites sur la nature humaine dont les sciences de la nature ont déjàdémontré la fausseté ! Les grandes théories sociales persistent àopposer les tenants de l ’individualisme méthodologique et les tenants du holisme, malgré les pistes d’un tiers paradigme ouvertes, en philosophie politique par Pierre Leroux (inventeur du terme « socialisme  » en 1834), en anthropologie par Marcel Mauss (Essai sur le don, 1923-1924), en sociologie par Norbert Elias (La Société des individus, 1939), en psychologie, par George H. Mead (L’Esprit, le Soi et la Société, 1934). Toutes ces pistes ont en commun de prendre en compte une conception de t’être humain plus réaliste et plus complexe préfigurant ce que j’ai proposé d’appeler le « socialisme méthodologique  ». Mais, quasiment jusqu’ànos jours, ces pistes ont été négligées par les courants dominants des diverses sciences humaines et sociales.

Cet oubli délibéré d’une fondation anthropologique explicite et rigoureuse de tout discours sur la société a eu un effet déplorable : on ne se demande plus jamais sur quelle conception de l’humain et de la société repose un discours politique. Et par voie de conséquence, on ne conçoit même pas la question de savoir si cette conception est juste ou fausse. Or, justement, mon enquête suggère que la culture néolibérale s’étend sans grande difficulté, notamment parce qu’elle a le soutien d’une culture de l’individu-roi, parfaitement autonome et responsable, culture moderne commune qui, cela va de soi, quoiqu’elle soit, nous le verrons, absolument fausse. J’entreprends donc une archéologie des fondations enfouies de la pensée politique et économique contemporaine. Cette démarche est aujourd’hui si peu commune que j’ai consacré tout le chapitre 5 àexpliquer la nécessité et l’utilité de procéder àune telle archéologie. Les résultats de la fouille sont exposés dans les trois chapitres suivants. Le chapitre 6 exhume les postulats de la pensée moderne quant àla nature de l’être humain ; le chapitre 7 révèle les postulats concernant la nature de la société ; le chapitre 8 tire les principaux enseignements de cette partie de l’enquête. On verra que celle-ci a finalement et surtout découvert autre chose que ce qu’elle visait au départ.

L’objectif initial est néanmoins àpeu près atteint. Je montre kir comment le discours politique et économique néolibéral s’articule autour de dix piliers fondamentaux qui découlent tous logiquement d’un premier postulat caractéristique de la modernité : l’invention d’une conception de l’être humain comme individu existant par lui‑même, avant tout lien social. De làdécoule inéluctablement : une conception absolue de l’autonomie (2ème pilier), le culte de la responsabilité individuelle et la négation du rôle des inégalités sociales (3ème pilier), l’assimilation de la rationalité àl’égoïsme (4’ pilier), un individu rival et prédateur (5’ pilier), la conception utilitaire de la société comme contrat entre individus strictement intéressés et qui lui préexistent (6e pilier), le refus des droits sans contrepartie (7’ pilier), l’État minimum et la dissociété (8’ pilier), le productivisme et le consumérisme comme instruments idéaux de la paix sociale (9’ pilier), l’extension de la compétition marchande àtoutes les activités humaines comme chemin vers la nécessaire abondance des biens (10’ pilier). L’intérêt ici n’est pas tant dans l’exposé de ces divers postulats – déjàbien connus – que dans la mise au jour de leur articulation logique et systématique autour d’une conception de l’humain qui nie l’existence même de la société et du rôle des relations sociales dans la constitution du sujet. Il s’ensuit notamment que, dès l’instant où il est scientifiquement établi que cette dernière conception est fausse, c’est l’ensemble de l’idéologie néolibérale qui se trouve infirmée, non plus au nom d’un quelconque jugement de valeur, mais seulement parce qu’elle est contraire àla raison et aux faits.

Mais, dans toute fouille archéologique, les chercheurs font d’autres découvertes que celles qui justifiaient l’ouverture du chan­tier. Pour remonter aux sources du discours néolibéral, j’ai dà» en réalité exhumer les fondements de la plupart des grands courants de la pensée politique moderne. Ainsi, plus que la spécificité de l’idéo­logie néolibérale, c’est son enracinement commun aux autres cou­rants qui apparaît ici le plus frappant. Enracinement dans la fiction de l’individu autonome, cette invention fondatrice de la modernité promue par les « Lumières  » dans une volonté d’émancipation des êtres àl’égard de l’absolutisme politique et de l’obscurantisme reli­gieux. Je pense avoir montré dans ce livre que cette conception abs­traite d’un être initialement dissocié d’autrui (i.e. préexistant par lui-même avant d’entrer en relation) a interdit àpresque tous les courants de concevoir vraiment la société comme une communauté politique possible àpartir des êtres tels qu’ils sont. Des êtres dis­sociés par nature ne peuvent vivre dans une même communauté politique que dissociés (tenus àl’écart les uns des autres, répartis entre diverses sous-communautés de semblables), ou bien fusion­nés par une autorité collective anéantissant toute autonomie indivi­duelle. En un mot, nous découvrons que la pensée politique moderne oscille entre hypersociété et dissociété, mais a bien du mal àpenser la société de progrès humain. Cette fondation commune des pensées politiques dans le culte de l’individu pourrait bien être aussi l’une des raisons pour lesquelles la culture néolibérale gagne aujourd’hui les esprits avec autant d’aisance. Que nous soyons « de gauche  », « de droite  », « du centre  » ou de nulle part, nous bai­gnons dans l’évidente conviction que nous sommes des individus seuls maîtres de nous-mêmes, ou qu’en tout cas nous devrions l’être. En remettant comme jamais l’accent sur le culte de l’individu responsable, du mérite personnel et de la performance individuelle, le discours néolibéral exploite àson profit un ressort puissant de la culture moderne et qui transcende désormais les clivages politiques.

La dissociété n’ est donc pas seulement, comme je le supposais au début de I’ enquête, une maladie néolibérale ; c’est une pathologie sociale plus profonde qui puise ses sources dans une maladie de la pensée, une malformation originelle de la pensée moderne qui a conçu l’humain dans L’Oubli de la société (pour reprendre le titre d’un livre de Michel Freitag). On sait aujourd’hui que cette façon de penser l’homme est non seulement contraire aux intuitions les plus triviales (cf. chap. 4), mais encore disqualifiée par nos connais­sances scientifiques.

Une refondation anthropologique du discours politique (chapitre 9) Ce chapitre s’appuie sur les résultats d’àpeu près toutes les sciences s’intéressant àl’être humain, pour démontrer que l’intui­tion et ses développements proposés au chapitre 4 sont scientifi­quement fondés. Sont ainsi notamment mobilisées : la biologie (àpropos de la prétendue naturalité d’un principe de compétition sauvage dans le processus de sélection naturelle) ; la neurobiologie et la pédiatrie (sur ta formation de la conscience de soi et l’accès àl’autonomie personnelle) ; l’éthologie et la paléontologie (pour l’enquête sur les origines et le développement de l’espèce humaine) ; l’anthropologie, l’ethnologie et l’archéologie (àpropos de la formation et de la nature des sociétés primitives).

Pendant trois siècles, la pensée moderne a fondé le discours poli­tique sur des postulats anthropologiques très particuliers dans un contexte de grande ignorance scientifique sur ce qui constitue un être humain. Depuis une trentaine d’années àpeine, ce voile d’igno­rance commence àse lever. Or tous les résultats des nouvelles sciences de l’homme et de la nature confirment que l’être humain est construit par la relation et la communication àautrui ; ils nous apprennent notamment : que la coopération et la solidarité sont au moins aussi « naturelles  » que la compétition, que les sociétés orga­nisées se sont constituées pour l’accomplissement de rites sociaux et religieux et non pour la production de subsistance, que notre cer­veau est « social  », que la sélection naturelle a façonné une espèce humaine renonçant progressivement àla force et àl’indépendance de l’individu au profit de la force collective et de l’intelligence engendrées par la densité et la complexité des rapports sociaux, etc.

Bref, on sait aujourd’hui que le « grand récit  » néolibéral (fondé sur l’individu qui s’épanouit dans la lutte pour son seul intérêt et ne fait société que dans le cadre d’un contrat utilitaire) est une pure fable. Une dissociété fondée sur l’individualisme exacerbé et la compétition généralisée est effectivement une société de régression inhumaine. L’idéologie néolibérale qui soutient ce modèle appa­raît aussi pour ce qu’elle est vraiment : un tissu de contrevérités dont le modèle n’est pas seulement contestable au nom d’une liste de méfaits économiques, sociaux ou environnementaux, mais tout simplement et plus définitivement parce qu’il est faux.

Mais ces nouveaux résultats ne font que relancer l’énigme. Pourquoi le nouveau savoir sur la constitution d’un être humain et des sociétés humaines ne change-t-il pas la culture dominante et n’entame en rien /a victoire politique apparente de l’idéologie néo­libérale’ ? Si une fois encore on ne se satisfait pas de la thèse de la domination par la force brute des gagnants du système, il nous faut alors approfondir l’autre piste, celle de la thèse pathologique. Tel est l’objet du chapitre 10.

L’homme dissocié et la servitude volontaire (chapitre 10)

On découvre en effet dans ce chapitre un dilemme déroutant. Ce qui, dans la nature humaine, rend la dissociété inhumaine est aussi ce qui conduit les êtres humains àtolérer ou àse soumettre àla dis-société ! En effet, la dissociété — pathologie de la société — peut engendrer une réaction pathologique des individus qui s’y trouvent exposés, ou tout simplement une réaction de protection contre la souffrance psychique. Or, que notre réaction soit saine ou patholo­gique, plus nous sommes efficaces dans l’adaptation àune société contre nature, moins nous la combattons et plus nous empruntons la voie de la servitude volontaire. Une dissociété impose àl’être une réelle « violence ontogéné­tique  » (atteinte àla constitution même de l’être), en exigeant un écartèlement psychique permanent, une amputation de sa face sociale et solidaire, amputation interminable puisqu’elle est en réa­lité impossible. Plutôt que d’endurer indéfiniment une souffrance parfaitement inutile, il est probable que la plupart des individus exposés àla violence de la dissociété combinent divers processus de refoulement, sublimation, identification qui éliminent le stress et l’angoisse. Ce chapitre propose une typologie des réactions qui vont de la pleine adhésion et collaboration au modèle de la dissociété àla rébellion. Il démontre que la rébellion est l’option la moins pro­bable et, de fait, la moins fréquente. Ceux qui souffrent le plus de la dissociété (les fantassins ordinaires de la guerre économique) sont aussi ceux qui disposent le moins des possibilités de rébellion. Ceux qui disposent le plus du capital social et de la liberté néces­saires àla rébellion sont aussi ceux qui souffrent le moins de la dis-société, voire en tirent avantage, et n’ont donc guère de raisons de se rebeller.

La culture néolihérale propre àla dissociété concourt aussi àétouffer la résistance. En effet, le néolibéralisme ne nous impose pas une amputation àvif de notre « moi  » solidaire, de notre aspi­ration au vivre ensemble, de notre être social. Il s’appuie au contraire sur notre quête d’un équilibre intime entre les deux faces de notre être et s’efforce, en bonne logique marchande, de compenser toute perte de soi par un gain de soi. Le néolibéralisme stimule ainsi des satisfactions puissantes pour compenser les manques engendrés par le délitement des liens sociaux. L’exalta­tion de l’autonomie, de la responsabilité, du mérite individuel est en effet une source abondante de jouissance narcissique du désir d’être soi et pour soi.

Par ailleurs, les individus déploient des mécanismes de défense contre la dissociété. On étudiera comment ils peuvent se protéger contre une société de rivalité généralisée en se repliant sur des com­munautés de semblables et en accentuant ainsi la dissociété. On montrera aussi l’effet de la résilience individuelle (i.e. la capacité àsurmonter la souffrance psychique destructrice associée àune expé­rience traumatisante). Or plus les individus sont efficaces dans la protection contre les souffrances infligées par le culte de la com­pétition et de la performance individuelle, moins ils luttent contre le système qui nourrit ces souffrances. Par ailleurs, ce chapitre réexamine aussi les travaux sur la soumission volontaire àl’auto­rité ou àla logique dominante d’un groupe. Contrairement àce que pourraient suggérer spontanément ces travaux, je montre que la soumission àune logique contraire àsa conviction intime n’est pas le fait d’un individu qui manque d’indépendance àl’égard d’au­trui ; elle est le fait d’un individu qui dépend de cercles trop étroits et trop peu nombreux de socialisation. Il s’ensuit que plus la disso­ciété avance, plus nous nous replions sur des micro-communautés réelles (la famille, les amis, la « bande  ») ou symboliques (la région, la religion, etc.), plus notre moi devient fragile, et moins nous sommes capables de résistance.

Il résulte de tout cela que la dissociété est un processus auto-réalisateur, une maladie dégénérative de la société dont la force tient au fait que la plupart des mécanismes de défense qu’elle sus­cite la renforce au lieu de la combattre. Dès lors, même si le plus grand nombre souffre de cette dissociété, on ne peut compter sur les réactions individuelles pour s’y opposer. La dissociété piège donc une communauté humaine dans un gigantesque dilemme : l’immense majorité de ses membres aurait intérêt àune vraie société coopérative et solidaire, mais la réaction la plus rationnelle pour la plupart des individus consiste àadopter ou àtolérer le modèle dissociétal de la compétition solitaire (type de situation usuellement dénommée « dilemme du prisonnier  »).

Cette conclusion soulève une nouvelle énigme qui nous ramène àla réflexion initiale sur la crise du politique, On peut comprendre que chaque individu pris isolément cherche àsurvivre et àpréserver son intégrité mentale dans un monde brutal, au lieu de s’exposer seul dans une lutte perdue d’avance. On ne se libère pas aisément d’un tyran en sortant du rang pour le défier. Mais s’il suffit de voter àbul­letins secrets pour chasser un tyran impitoyable, qui s’en privera ? En démocratie, il est un instrument simple et accessible pour sur­monter le dilemme du prisonnier : la politique. La politique peut en effet imposer àtous des règles du jeu coopératives et solidaires qui réenclenchent le cercle vertueux de la société de progrès humain et permettent ainsi àl’immense majorité de réaliser son idéal social. Dans la mesure où la réaction pathologique aiguë (identification totale àla dissociété et inconscience parfaite de ses méfaits) est très minoritaire et où, en conséquence, la majorité des citoyens restent conscients que la compétition solitaire et généralisée les prive d’un mieux-être accessible par de simples choix politiques, comment se fait-il qu’ils n’imposent pas ces choix par l’instrument gratuit, ano­nyme et sans risque dont ils disposent : le vote ? C’est l’ultime ques­tion abordée dans la conclusion provisoire de cette enquête.

Conclusion provisoire (chapitre 11)

J’invite ici le lecteur àsortir de l’illusion démocratique. Nous ne vivons pas vraiment dans des sociétés où le peuple gouverne par le biais de ses représentants. Les élus et leurs politiques ne reflètent pas directement la demande sociale du plus grand nombre, car le système soi-disant démocratique implique une politique de l’offre, et non de la demande. Les partis choisissent les candidats et les pro­grammes soumis aux électeurs et ces derniers ne peuvent opérer leur « choix  » que dans le champ des options offertes par les partis.

Tant que l’offre est réellement diversifiée (i.e. que les électeurs ont le choix entre une large palette de finalités sociales, de solutions aux défis du moment, de politiques économiques et sociales, etc.), tout un chacun peut compter sur son bulletin de vote pour exprimer un choix effectif ; la politique constitue alors un outil collectif de résistance àune société de régression inhumaine. Or, au cours des trente dernières années, tandis que progressait le culte du marché, de l’individu, de la performance et de la compétition, tandis que s’étendaient les souffrances infligées par la dissociété, l’offre poli­tique a convergé comme rarement dans l’histoire et, par consé­quent, en moins d’une génération, le sentiment que la politique pouvait changer la société s’est évanoui. La gauche européenne, qui aurait a logiquement être àl’origine d’une alternative claire, opposant la dissociété de marché des néolibéraux et la société de progrès humain, s’est en fait largement convertie àla dissociété de marché perçue comme une mutation historique inéluctable. Au fond, les politiques ont fait exactement comme les individus rési­lients : ils se sont adaptés àla violence infligée par la dissociété au lieu de la combattre.

Ainsi le politique, loin d’être l’outil qui nous sort du dilemme du prisonnier, est devenu celui qui construit la prison. Dans une pseudo-démocratie de l’offre, il est impossible de combattre la maladie de la société si les responsables politiques eux-mêmes se réjouissent ou s’accommodent de cette maladie. La voie étroite qui émerge de cette enquête passe donc par une réforme radicale du système politique pour le constituer en « démocratie effective  ».

Le peuple a effectivement le pouvoir d’exiger un changement d’orientation, même quand celui-ci n’est pas offert. Mais cette révolution démocratique  » n’a aucune chance de se produire spontanément, sans renouvellement de la classe politique. À moins d’une révolution tout court (dont l’histoire nous enseigne qu’elle ne produit jamais la vraie démocratie), la seule façon de renouveler ia classe politique consiste dans la mobilisation massive des citoyens et militants qui passent leur temps àcritiquer (àjuste titre) les par­tis au heu d’y adhérer pour contribuer àleur transformation.

Pour qu’une telle mobilisation puisse avoir lieu, encore faut-il que la minorité progressiste encore engagée dans les partis y appelle activement, et que la plupart des citoyens ne soit pas déjàhors d’atteinte d’un tel appel. Car la maladie de la société est bien avancée, et plus la génération présente parvient àse protéger tant bien que mal contre les effets mortifères de cette maladie, moins elle a conscience qu’elle s’abandonne àelle, plus elle se laisse enivrer par les mirages du narcissisme et du consumérisme. Et cette géné­ration, qui conserve le souvenir enfoui d’une autre société possible, pourrait bien mettre au monde et élever une nouvelle génération sans autre mémoire, ni autre avenir, que le culte du chacun pour soi. La catastrophe anthropologique que ce livre entend combattre est très précisément ce possible point de rupture, àpartir duquel la majorité d’entre nous se convertirait ou se résignerait àla culture néolibérale, qui fait de nous des bêtes tout juste bonnes àjouir et tue en nous l’animal politique.

Pour conjurer cette éventuelle catastrophe, les progressistes ne doivent pas gaspiller leur énergie dans L’invention d’autres sys­tèmes. Les autres façons de produire, de consommer, de vivre ensemble, d’entreprendre, d’échanger, etc., existent déjà. Seule fait défaut une majorité politique pour les offrir et les mettre en oeuvre. Or cette dernière ne peut se constituer si les responsables politiques qui cherchent àla construire ne mènent pas le combat làoù se livre aujourd’hui la bataille la plus décisive, c’est-à-dire dans la tête des millions d’individus résilients qui ne songent qu’àsurvivre dans un monde hostile et qui ne croient plus dans la capacité du politique àchanger le monde. Voilàpourquoi ma conclusion provisoire s’achè­vera par la restauration de la bataille culturelle, de la bataille des idées et aussi du discours comme acte premier du politique.

Quelques critiques et malentendus

La première édition de ce texte m’a valu beaucoup de commen­taires exagérément élogieux et de critiques fondées, et aussi quelques critiques niaises de lecteurs distraits.

Compte tenu de l’ambition pluridisciplinaire de cet ouvrage (manifestement hors de proportion avec mes compétences initiales), je m’attendais àune pluie d’insultes ou aux railleries condescen­dantes de la part de collègues agacés par mon intrusion dans des champs de réflexion où ils sont assurément plus qualifiés que je ne le suis. J’étais préparé àune telle réaction en toute sérénité, car les insuffisances éventuelles de ce livre sont l’effet d’un choix assumé. Quand le questionnement d’un spécialiste d’une discipline quel­conque le confronte àla nécessité de mobiliser les outils d’autres dis­ciplines, il a trois options : se limiter au champ étroit de questions où il pense atteindre l’excellence de l’expert ; se contenter de la boîte àoutils de sa seule discipline mais bricoler sans vergogne le champ de toutes les autres ; prendre le risque d’une démarche pluridisciplinaire. J’ai opté pour la dernière option, celle qui consiste simplement àprendre les questions que l’on se pose au sérieux, en assumant ses propres limites et en comptant précisément sur les spécialistes des autres disciplines pour les surmonter. Les spécialistes en question ne m’ont pas réservé la pluie d’insultes attendue. Nombre d’entre eux ont plutôt manifesté leur soutien àma démarche et fait preuve d’une grande indulgence dans l’expression de leurs observations. Heu­reuse surprise qui manifeste une conscience partagée que l’interaction et la collaboration des diverses sciences humaines et sciences sociales sont une absolue nécessité.

Les critiques les plus fondées ont concerné le traitement du marxisme dans la première édition. On m’a àjuste titre reproché une présentation qui tend àassimiler sans nuance la pensée de Marx et celle d’un marxisme-léninisme élémentaire et caricatural qui n’aurait retenu de Marx qu’un déterminisme mécanique de l’histoire par l’évolution des conditions matérielles de production. Telle n’était pas mon intention et j’ai corrigé la présente édition pour mieux préciser mon propos. En réalité, je pense que la caricature pro­ductiviste du marxisme est, hélas, celle qui a dominé le mouvement communiste affilié àl’Union soviétique, et ce assez longtemps pour qu’elle constitue ce que la culture commune a retenu du marxisme. J’estime aussi, et je montre, que cette caricature n’est pas une pure invention de marxistes irrespectueux de leur maître àpenser, mais s’explique aisément par l’ambiguïté de la pensée de Marx et sa volonté de construire une science de l’histoire. Mais, si je persiste et signe sur ces deux points, j’ai eu le tort de ne pas les expliciter suffisamment et de ne pas distinguer Marx lui-même de l’interpré­tation spécifique du marxisme que je conteste directement ; je me suis efforcé de réparer cette lacune dans la présente édition.

D’autres critiques reflètent une lecture distraite ou paresseuse. J’en dis un mot ici pour éviter aux nouveaux lecteurs d’être àleur tour égarés par des préjugés erronés sur le sens de ma démarche. D’aucuns n’ont lu que les quatre premiers chapitres et n’ont donc rien vu d’autre qu’une critique de la libre concurrence ! Que les choses soient claires : je n’ai rien contre la concurrence. Quoi de plus humain que de « con-courir  », c’est-à-dire, littéralement, de courir avec les autres, de courir ensemble 1 La concurrence est une rivalité organisée pour constituer une activité sociale. Elle suppose des règles du jeu acceptées et respectées par tous, sinon ce n’est pas de la concurrence, mais la guerre qui est une rivalité où tous les moyens sont permis. La concurrence suppose aussi un minimum d’égalité des compétiteurs, sinon c’est une farce ou un abattoir. Je n’ai donc rien contre la concurrence régulée en sorte que tous les compétiteurs respectent les mêmes normes morales, fiscales et sociales, en sorte que, comme dans la compétition sportive collec­tive, l’effort personnel et la coopération soient simultanément sol­licités dans une direction qui sert le bien commun. La première partie de cet ouvrage n’est donc pas une critique de la concurrence, c’est une critique de la logique de guerre économique que le néo­libéralisme tente précisément de substituer àcelle, trop sociale et trop policée, de la concurrence. Certains ont poussé le ridicule de leur critique jusqu’àrappeler les méfaits du collectivisme pour m’inviter àtempérer ma soi-disant critique de la concurrence ! N’importe quel lecteur un tant soit peu attentif comprendra que ma critique de l’hypersociété qui étouffe l’individu est aussi radicale que ma critique de la dissociété qui mutile les liens sociaux qui nous constituent en être humain. Il se trouve simplement que nous ne sommes pas aujourd’hui menacé par l’hypersociété et le collectivisme (auquel cas j’aurais écrit L’ Hype r soc ié té), mais par la dissociété àlaquelle je consacre de ce fait l’essentiel de mes critiques. Mon analyse est tout sauf simpliste, on y trouve par exemple tour àtour autant de reconnaissance et de rejet pour des positions libérales ou marxistes, et néanmoins jamais l’idée que la vérité se trouve dans un illusoire « juste milieu  ». Alors, forcément les esprits réducteurs peuvent s’y sentir mal àl’aise. Car ceux-ci ne connaissent que le mouvement du balancier. Si vous critiquez un peu durement les excès de la concurrence dérégulée, ils vous sus­pectent aussitôt d’être tentés par le collectivisme et agitent le spectre du Goulag pour ramener le balancier vers l’autre côté. Si vous rejetez une société qui aliène l’aspiration àl’autonomie per­sonnelle au nom de l’intérêt général, ils vous accusent d’être un individualiste forcené. Ce genre de reproches ne mérite pas d’être discuté ; il reflète seulement l’artifice paresseux qui consiste àfabriquer une fausse divergence pour donner un semblant de consistance àune critique qui n’en a aucune.

De même, et je terminerai sur ce point, il est absurde de dire que ce livre est un plaidoyer contre les modernes ou la modernité, sous prétexte qu’on y trouve une critique radicale de la conception ini­tiale de l’individu autonome.

Un nouveau paradigme pour une nouvelle modernité

Le projet de la modernité et des Lumières, c’est l’émancipation de tous les humains àl’égard de toute aliénation, émancipation ren­due possible par le règne de la raison et le progrès que celui-ci devrait engendrer. Mon discours s’inscrit absolument dans cette perspective, mais, comme nombre d’auteurs avant moi, je montre ici qu’il est nécessaire de dépasser les postulats originels de la modernité pour en accomplir la promesse. Critiquer la conception moderne de l’individu autonome au nom de la vérité et de la science n’est pas rejeter la modernité ; c’est au contraire en assumer vrai­ment l’exigence d’un jugement fondé sur la raison et la connais­sance. C’est la meilleure façon de relancer le projet d’émancipation de l’humanité, car une conception révolutionnaire de l’individu, qui fut libératrice durant près de trois siècles, sert aujourd’hui la régression vers l’aliénation et la servitude volontaire.

L’invention de l’individu indépendant d’autrui fut une révolution culturelle décisive pour le progrès humain, dans un contexte de sou­mission absolue des esprits àl’ordre naturel, àla loi divine et àcelle de la communauté traditionnelle. Il est probable que, dans ce contexte d’aliénation des esprits et de soumission des « sujets  » au pouvoir de l’Église et du Souverain, il fallait au moins un discours aussi radical que celui des inventeurs de l’« individu  » pour bous­culer le modèle dominant. Mais si la fiction de « l’individu auto­nome  » a ainsi rempli son office libérateur, elle n’est plus aujourd’hui nécessaire, puisque presque tout le monde se conçoit comme un individu qui doit décider de ses propres règles de vie.

Le danger ne vient plus désormais d’un monarque ou d’une Église interdisant la liberté de pensée et d’action. Il vient au contraire de ce que, tellement persuadés d’être des « individus auto­nomes  », trop de nos contemporains ne savent plus quelle norme col­lective, extérieure àeux-mêmes, est encore légitime et sensée. Nous ne sommes plus au temps de la soumission des êtres àl’ordre social naturel ou àDieu, mais au temps du « retournement anthropo­logique  » décrit par Marcel Gauchet dans Le Désenchantement du monde (1985) : l’homme se retrouve sans dieux, c’est-à-dire sans nonnes collectives qui transcendent ses désirs propres et dont la légi­timité va de soi. Et dans ce monde d’individus qui se croient tous autonomes, les seules règles qui restent admissibles sont celles des contrats entre individus, c’est-à-dire celles de l’échange, celles du marché. Comme l’a souligné Jean-Pierre Lebrun (dans La Per­version ordinaire, paru quelques mois après La Dissociété), le défi majeur pour la génération qui vient est de refonder la légitimité de normes collectives, sans restaurer l’aliénation que constituait l’ordre moral et religieux de la société traditionnelle. Relever ce défi constitue selon moi le coeur d’un projet politique néomoderne. « Moderne  » parce qu’il s’agit toujours de fonder la conscience et l’action sur la raison et de viser l’émancipation et le progrès de l’humanité. « Néo-moderne  », parce qu’il s’agit de renouveler les postulats fondateurs de la pensée moderne en les remplaçant par une conception sociale et relationnelle de l’être humain (et non plus individualiste et atomistique). Peut-être aussi parce qu’il faut bien se distinguer de tous les discours néolibéraux et néoconservateurs qui se vantent d’être « modernes  ». Et qui le sont sans doute un peu dans un sens ordinaire du terme, puisqu’ils sont bien « dans l’air du temps  », en phase avec ce qui se pense et se dit « de nos jours  ». Mais, aux sens philosophique et historique du terme, ces discours sont radicalement antimodernes. Ils n’ont aucun fondement scientifique (exit la « raison  »). Ils veulent com­penser la violence de la dissociété de marché par le retour de l’ordre moral àl’ancienne, de la pression morale des sous-communautés ou des églises (exit « l’émancipation  »). C’est le retour de l’aliénation qui est au programme de cette pseudo-modernité. C’est au contraire l’invention d’une socialisation émancipatrice de l’être singulier qui doit constituer l’agenda politique des nouveaux modernes ou néomodernes.

La néomodernité est aussi un projet scientifique. Il s’agit d’inté­grer pleinement, dans les sciences sociales, les connaissances sur l’humain issues des sciences de l’homme et de la nature. L’agenda épistémologique d’une pensée néomoderne doit ainsi comporter l’articulation et/ou la synthèse des principes méthodologiques qui récusent et l’individualisme et le holisme, àsavoir notamment l’interactionnisme psychologique de Mead, l’interactionnisme social de la socioéconomie, le paradigme du don de Mauss, l’être parlant de Lacan, etc. Ce que je définis dans ce livre comme « socialisme méthodologique  » est une première tentative pour poser les bases d’une telle articulation. Je ne prétends nullement y être parvenu, mais seulement avoir montré, en m’y essayant, la nécessité de refonder toutes nos sciences de la société sur une base anthropologique solide. J’ai donc le regret de prévenir le lecteur que ce livre pourtant épais n’est en vérité que l’introduction àun tel programme de travail.

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