I. Les rois du capital journalistique se mettent en campagne
L’intervention, en automne 1944, de M. K. Cooper, directeur de l’agence américaine Associated Press, sous le pavillon spécieux de la « liberté internationale de la presse », fut le signal d’une campagne générale. Les grandes agences d’informations américaines et anglaises, les magnats de l’industrie journalistique se sont mis à réclamer pour leurs entreprises le régime de la porte ouverte, en marge de tout contrôle, dans tous les pays du monde.
Il est facile de voir que cette campagne n’a rien de commun avec la lutte démocratique menée par les grandes masses pour l’extension de leurs libertés civiques, y compris la liberté de la presse. Non, les maîtres américains et anglais de l’industrie journalistique ne sont nullement intéressés à élargir les droits des masses populaires dans le domaine de l’édition des journaux. Bien au contraire, ils cherchent depuis longtemps – et non sans succès – à réunir tout le journalisme entre leurs mains, entre les mains du grand capital.
Aux États-Unis et en Angleterre, l’industrie des journaux est concentrée tout autant que les autres industries. Par suite de la concurrence, la «  mortalité  » est très forte dans la presse américaine : le nombre des journaux (en ne comptant que les organes qui paraissent en anglais) est tombé de 2.042 en 1920, à 1.754 en 1944. Aujourd’hui, il y a 1.103 villes américaines qui n’ont respectivement qu’un journal ; quant aux 159 grandes villes où il en parait plusieurs, ils sont aux mains .d’un seul propriétaire ou d’un seul groupe. Tous ou presque tous les grands journaux influents appartiennent à des multimillionnaires. Au témoignage de O. Villard, ancien directeur du New-York Post et de la revue Nation, « nul éditeur n’aura l’idée de fonder un grand journal,·si son compte en banque est inférieur à 10 ou 15 millions de dollars ». Le fameux éditeur profasciste Hearst a été appelé le roi du journalisme. Mais est-il le seul, aux États-Unis ? Peut-être même n’est-il pas le plus influent de ces «  rois  ». Ainsi, l’aqence Associated Press est en fait aux mains d’un petit groupe de riches éditeurs qui ne se contentent pas de contrôler toute la vaste activité de cette agence au revenu annuel de 10 millions de dollars ; ce groupe est d’autre part le propriétaire d’une grande partie des 1.124 journaux unis à cette agence par des liens nominalement coopératifs. Une autre grande agence américaine, la United Press, est contrôlée par Roy-Howard, qui est en même temps le chef du groupe journalistique Scripps-Howard, dont font partie 19 journaux. Une concentration analogue du capital journalistique s’observe,en Angleterre. A l’exception du Daily Herald, tous les grands quotidiens anglais appartiennent à un petit nombre de riches propriétaires. L’agence Reuter, elle aussi, est aux mains d’un groupe de gros brasseurs d’affaires.
Mais c’est un fait bien connu : lorsque la concentration est poussée très loin, elle aboutit inévitablement au monopole et engendre une tendance à l’expansion. Les groupes monopoleurs cherchent à élargir leur sphère de domination sur le plan national et international. L’industrie journalistique de l’Angleterre et des États-Unis n’échappe pas à cette loi économique. Déjà l’agence Reuter s’est assuré une situation dominante en Grande-Bretagne et dans les possessions britanniques ; d’autre part, avant la guerre, elle avait constitué avec l’Agence française Havas un cartel international qui, à cette époque, ne trouvait de concurrents sérieux ni en Europe, ni en Asie, ni en Afrique. En Amérique, la concurrence continue entre l’Associated Press et la United Press. Mais toutes deux pénètrent rapidement dans toutes les parties du monde. Ces trois agences possèdent un vaste système international de succursales, elles entretiennent des milliers de collaborateurs titulaires dans les villes les plus importantes du monde, sans compter les correspondants de tels ou tels grands journaux anglais ou américains à l’étranger. Les agences sont liées par des contrats aux sociétés journalistiques de beaucoup de pays. Outre cela, les agences américaines ont fondé dans certains pays des filiales, par exemple, en Grande-Bretagne, l’Associated Press de Londres et la British United Press, et en Amérique Latine, La Prensa Associada. L’agence Associated Press dispose de plus de 285.000 milles de fils télégraphiques loués à bail par cette agence pour les exploiter sous le régime du monopole.
On le voit : ces trois agences d’informations sont de puissants groupements capitalistes (ou, selon leur propre expression, commerciaux) d’une envergure internationale. Rien d’étonnant si ces groupements ont soif d’expansion et veulent élargir sans cesse leur sphère d’action et de domination. Mais est-il convenable que les hommes d’affaires placés à la tête de ces compagnies commerciales imposent à l’opinion mondiale leur expansion économique en se réclamant de la « liberté internationale de la presse »Â ? N’est-ce pas de la concurrence déloyale ? Lorsque les autres commerçants qui opèrent dans l’arène internationale se ruent à l’expansion, ils ne cherchent pas à se faire passer pour des champions de la «  liberté  » de l’humanité ; ils parlent de leurs intérêts et de leurs profits dans la langue du business. Et si les compagnies anglo-américaines du capital journalistique cherchent à conquérir l’hégémonie dans le service des informations internationales, n’est-ce pas une affaire commerciale comme une autre ? Pourquoi donc lui donner une étiquette notoirement fausse ?
Il nous semble, en particulier, que la toge démocratique de défenseur de la liberté de la presse et de l’information sied mal à l’agence Associated Press et à son directeur. On suit qu’en 1942 le ministère de la Justice des États-Unis a engagé des poursuites judiciaires contre cette agence en l’accusant de monopoliser illicitement la diffusion des informations et par le fait d’en priver les concurrents de ses clients. En octobre 1943, le tribunal a déclaré illégaux et contraires à la libre diffusion des informations les agissements monopolistes de cette agence. Sans doute, le Tribunal Suprême n’a pas encore statué en dernière instance, mais si M. Cooper avait un grain de modestie, il s’abstiendrait en attendant son verdict, de se poser en champion de la liberté internationale de la presse. Ce rôle ne convient guère, selon nous, à qui, dans son propre pays, est officiellement convaincu d’infractions à la loi sur la liberté de la presse.
Loin de nous, d’ailleurs, l’intention de désavantager l’Associated Press au profit de son concurrent en Europe, l’agence Reuter, depuis longtemps connue comme une- entreprise monopoleuse qui n’admet pas de liberté de concurrence dans sa sphère d’influence.
Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui est le plus important pour l’opinion soviétique et l’opinion internationale, c’est la question de savoir quel caractère politique porte l’activité des agences d’informations, des grands journaux et de leurs correspondant à l’étranger.
Il est bien vrai que les dirigeants des trois agences en question affectent d’être libres de toute tendance politique. Soucieuses de fournir leurs informations à tous les journaux. du monde, réactionnaires ou autres, elles prétendent être des «  entreprises purement commerciales  », indépendantes des partis, des gouvernements et des nations. Invoquant la prétendue indépendance de leurs agences, ces commerçants affirment qu’elles sont les seules sources libres d’informations objectives. C’est cette assertion qui a été émise entre autres par M. Chancellor, directeur de l’agence Reuter, dans la World’s News Press. En même temps il a fait pour sa maison une réclame qui n’est rien moins qu’objective :
Le principal but de l’agence Reuter est de garder son indépendance et de fournir aux journaux du monde entier des informations internationales exactes, étrangères à toute idée préconçue. Nous ne sommes pas des fournisseurs d’informations anglaises. Les informations ne peuvent pas être anglaises ou américaines, c’est une marchandise internationale...
Nous allons, dans la suite de notre exposé, soumettre à une analyse concrète les qualités politiques et morales de la «  marchandise internationale  » débitée par les agences Reuter, Associated Press et United Press et aussi par certains journaux intimement unis à ces agences. Mais il est bon de dire d’abord deux mots de cette question de principe : le fait que les journaux ou les agences d’informations sont dirigés par des consortiums capitalistes a-t-il une influence bonne ou mauvaise sur leur activité ? La réponse n’est` pas douteuse : cette direction «  commerciale  » ne manque pas de porter préjudice aux qualités morales et politiques de leurs travaux. Nous avons déjà formulé sur ce point nos observations les plus importantes dans notre entretien à cœur ouvert avec M. Cooper (Voir la Guerre et la classe ouvrière.nnos1 et 2, 1945). Nous avons démontré à l’époque que l’usage de la liberté de la presse par les citoyens, en Amérique, dépendait essentiellement du chiffre de leurs capitaux, et que le caractère prédominant de cette presse en dépendait aussi, en dernière analyse. Répondant à cette observation, M. Chancellor a déclaré dans la conférence qu’il a donnée à l’Institut tchécoslovaque, en février 1945 :
Sans doute, c’est une considération importante, mais qui ne concerne qu’un côté du problème – celui de la propriété privée et du financement des journaux – question qui occupe actuellement les esprits sérieux en France et dans les autres pays d’Europe libérés.
D’un geste élégant, mais un peu trop léger, M. Chancellor tente, comme on voit, de mettre à couvert du feu de la critique le commandement commercial de la presse anglaise et américaine. Croit-il qu’on puisse se défaire si simplement de la grande question de principe qui met en cause l’influence funeste des propriétaires capitalistes sur le contenu de leurs journaux et des informations de leurs agences ? En effet, nous avons montre que les propriétaires des grands journaux américains, étant intéressés à tirer le maximum de profits de leurs entreprises journalistiques, c’est à ce but étroitement pécuniaire que sont pratiquement subordonnées les tâches nationales et morales de la presse. Ce n’est certes pas une question dérivée ou « un seul côté du problème », comme l’a déclaré M. Chancellor. C’est le point capital, car c‘est ici précisément que gît le vice essentiel du système du contrôle capitaliste ou commercial de la presse.
C’est de là que découle aussi le caractère tendancieux de l’action politique des entreprises journalistiques commerciales et des agences d’informations. L’indépendance politique de ces entreprises est un conte pour des naïfs. Ces entreprises dépendent entièrement de leurs propriétaires au double point de vue économique et politique. C’est la règle : si le propriétaire d’un journal est conservateur, telle est aussi l’orientation du journal ; si c’est un réactionnaire, son journal mène une action réactionnaire ; et si c’est un fasciste, son journal ne manque pas de pencher vers le fascisme. Mais les hommes d’avant-garde ne sont guère nombreux parmi les multimillionnaires propriétaires des grands journaux commerciaux, et voilà pourquoi en Amérique comme en Angleterre, presque tous les journaux de gauche sont relativement petits, faibles, à moins d’appartenir non à des propriétaires capitalistes mais à des organisations syndicales ou autres.
Dans son ouvrage, intitulé « Le journal au déclin  », publié en 1944, O. Villard, que nous avons déjà mentionné et qui n’adhère nullement aux tendances de gauche, nous donne cet éclaircissement :
Le journalisme cesse d’être une vocation pour devenir un business, et les propriétaires de journaux commencent à envisager tous les problèmes politiques et économiques du point de vue du richard qui accueille toujours avec une certaine inquiétude les projets de réformes sociales et politiques. Le propriétaire de journal n’oublie pas qu’il est membre de la chambre de commerce et de l’association patronale. Sa fortune n’est pas inférieure à celle des nombreux hommes d’affaires influents qui, dans chaque ville américaine, tiennent le haut du pavé et dont les collaborateurs et les épouses donnent le ton à la «  société  » et, souvent, à la vie publique de la ville.
O. Villard rapporte que feu le président Roosevelt a déclaré sans ambages, à la conférence de presse du 29 juin 1943 :
Il se trouve certainement ici pas mal de journalistes qui écrivent selon les ordres de leurs maîtres, les propriétaires de journaux, par crainte de perdre leur place.
Il a ajouté que, d’une façon générale, il y avait une «  masse  » de journalistes de ce genre. Un jour, il a même apporté à une conférence de presse une «  croix de fer  » allemande et a prié l’un des journalistes présents de la remettre a O’Donnal, correspondant des journaux profascistes Chicago Tribune et New-York Daily News qui s’en était rendu digne par sa servilité à l’égard des hitlériens... Le Chicago Tribune pour lequel travaillait et travaille ce journaliste «  décoré  » défend à grands cris «  les droits et la liberté de la presse  », pendant que le directeur de ce journal, MacCormick, met sur pied un gigantesque projet impérialiste tendant à incorporer à l’union américaine l’Angleterre, la France, l’Amérique Latine, le Canada ; l’Australie, la Nouvelle-Zélande... Et ce n’est pas sans raison que les impérialistes d’Amérique et d’Angleterre réclament aujourd’hui, plus que personne, la «  liberté  » en général et la liberté de la presse en particulier. C’est ainsi qu’en Angleterre le héraut le plus tapageur de la politique impérialiste, la revue Nineteenth Century and After déclarait littéralement il y a quelque temps :
La défense de la cause de la liberté dans les pays étrangers incombe aujourd’hui, chez nous surtout, à une poignée de conservateurs. C’est uniquement de la part des conservateurs qu’est partie la seule protestation énergique contre l’accord destructeur (!) conclu à Yalta.
Sans doute, tous les conservateurs anglais ne goà »tent point les buts politiques spéciaux de la campagne américaine menée par M. Cooper sous le pavillon de la «  liberté internationale de la presse  ». Une revue connue, l’Economist, déclare catégoriquement que les mots d’ordre de Cooper
préparent la voie à l’hégémonie mondiale des États-Unis par le canal des agences d’informations américaines financièrement puissantes.
M. Cooper a riposté en accusant l’Economist de vouloir conserver entre les mains des Anglais le contrôle des moyens de liaison internationale.
Qui donc a raison : l’Economist ou Cooper ? L’un et l’autre, nous semble-t-iI. La «  marchandise d’informations  » de tendance réactionnaire est devenue aujourd’hui un moyen fort efficace de pénétration capitaliste dans les autres pays ou continents, — un moyen certainement plus efficace que ne fut, pendant la première période de propagation du capitalisme, l’importation de l’eau-de-vie, de la bible et de l’opium, dans les pays non capitalistes. Et le rôle des correspondants de la presse réactionnaire à l’étranger est infiniment plus considérable que celui des missionnaires d’autre-fois...
Certes, il y a journaux et journaux, rédacteurs et rédacteurs, directeurs et directeurs. Les uns ont conscience de leurs responsabilités, d’autres en ont une notion plus ou moins vague, d’autres encore n’en ont pas la moindre idée. Il faut donc que nous regardions de près et tâtions la «  marchandise  » de certains gros commerçants journalistiques ; non tout le stock évidemment, mais seulement la partie qui offre un intérêt international.
II. Désinformation tendancieuse sous le masque de l’information
Nous notions dans notre débat avec M. Cooper que la participation des États-Unis à la lutte commune des nations libres contre l’Allemagne fasciste avait abouti «  a accroître considérablement la véracité et la probité des informations internationales de la presse américaine  ». Beaucoup de journaux influents qui, avant la guerre, faisaient des avances aux agresseurs fascistes, ont commencé à les démasquer à partir de 1941 ; et si autrefois ils calomniaient l’Union soviétique d’un cœur léger, ils ont, pendant la guerre infiniment plus qu’autrefois tenu compte de la vérité dans leurs informations sur le pays des Soviets. Nous avons également reconnu que les informations répandues par l’agence Associated Press après 1941 correspondaient aux exigences de l’objectivité beaucoup plus que le matériel tendancieux distribué aux journaux par la même agence, au cours des années précédentes. Tout en constatant ce fait positif, nous demandions au cours même de la guerre que ce progrès fà »t affermi :
Ah, si l’on pouvait sceller ce résultat précieux pour qu’il ne s’évanouisse pas après la fin de la guerre ! C’est extrêmement important du point de vue des intérêts d’une paix durable...
Mais il semble bien que les dirigeants de cette agence n’ont pas sérieusement veillé à consolider ce progrès. Sitôt la guerre finie (et partiellement déjà à la veille de la victoire des Alliés), on a vu de plus en plus souvent plusieurs grands journaux et agences d’informations d’Angleterre et des États-Unis négliger la vérité favorable à la collaboration internationale antifasciste. Aujourd’hui, nous constatons dans beaucoup de cas une récidive du vice ancien.
Au cours même de la conférence de San Francisco qui devait grouper toutes les nations pacifiques en une organisation unique de la sécurité, une partie importante de la presse américaine essaya de diviser les puissances alliées par des informations manifestement fausses sur la marche de la conférence. C’est ce qui a été rappelé par un lecteur qui a écrit dans le New-York Times, après la conférence de·Berlin :
Si un Marsien était tombé sur notre planète pendant la. conférence de San-Francisco et avait lu des journaux comme le New-York Daily News, le New-York Journal and American, le Chicago Tribune ou le Sun de New-York, jamais il n’eà »t pensé que c’était une conférence de pays alliés. Vous vous souvenez des manchettes des journaux de ce temps ? « La Russie est battue dans la question de l’Argentine », « l’Union soviétique est obligée de capituler dans la question du veto » « la Russie va-t-elle quitter la Conférence ? » Quel office ont fait ces manchettes ? Bien plus : donnaient-elles une image exacte de la marche de la conférence ou étaient-elles destinées à semer la méfiance entre les grands Alliés ?
Ce même lecteur ajoutait avec juste raison à propos des réclamations des journalistes tenus à l’encart de la Conférence de Berlin :
Etant donné que les journaux refusent de prendre leurs responsabilités et n’insistent que sur le privilège de la liberté de la presse, je ne pense pas qu’on doive s’indigner de ce que les travaux de la conférence de Berlin furent provisoirement tenus secrets.
Au moment où les unités de l’Armée rouge arrivèrent tout près de Berlin (c’était dans la seconde quinzaine d’avril 1945), certains journaux américains publièrent une information de Washington forgée de toutes pièces. Il y était affirmé que des patrouilles américaines étaient entrées à Berlin dès le 13 avril, mais «  s’étaient repliées, car les Russes protestèrent en invoquant un accord conclu antérieurement et selon lequel ils devaient occuper Berlin les premiers  ». Les directeurs du Daily Mirror et autres journaux qui publièrent ce canard pouvaient-ils vraiment avoir le moindre doute sur la fausseté de cette nouvelle ? Impossible de le supposer !
Toutefois, en règle générale, jusqu’à la fin de guerre, les journaux anglais et américains influents n’essayèrent pas de discréditer l’Armée rouge à l’aide de fausses informations. C’est en septembre de cette année que la plupart ont entrepris une campagne de calomnies systématiques contre les troupes d’occupation soviétiques en Allemagne. Les correspondants anglais et américains à Berlin, comme s’ils en avaient reçu la consigne, se mirent à remplir les journaux d’ineptes inventions sur la conduite des soldats rouges en Allemagne et en Autriche. Pour ne pas être pris en flagrant délit de mensonge, ces gentlemen évitaient soigneusement de nommer les personnes, le lieu, la date à propos des faits de pillage, de violence et de spéculation attribués gratuitement aux soldats soviétiques.
Non seulement les journaux réactionnaires comme l’Observer et le Daily Mail, mais beaucoup d’autres organes y compris des publications travaillistes, se sont distingués dans cette campagne infâme. Un article particulièrement infect paru dans la revue anglaise Tribune a suscité de nombreuses protestations des lecteurs de cette revue de «  gauche  ». L’un d’eux disait, dans sa lettre à la Rédaction :
Je m’étonne qu’un organe de gauche publie de telles calomnies au sujet de l’Armée rouge sans citer un seul fait contrôlé, et que l’auteur de tout cela soit un envoyé spécial qui n’a pas même eu le courage de signer son article. Je vous invite à dire le nom de ce correspondant et à citer des faits à l’appui de ces déclarations absurdes et haineuses.
Il est clair que cette campagne de dénigrement de l’Armée rouge avait pour but non seulement d’ébranler les sentiments de sympathie envers l’Union soviétique, largement répandus en Angleterre et en Amérique, mais aussi d’exciter sournoisement la population de l’Allemagne. C’est bien dans ce but que l’agence Associated Press a répandu en se référant à une interview avec le sénateur Brewster, la fausse nouvelle de la «  liquidation  » des intellectuels allemands par les autorités soviétiques à Berlin et dans·d’autres villes d’Allemagne. Les lauriers de l’agence américaine empêchaient de dormir l’envoyé spécial du Times anglais, à Berlin. Comme il ressort d’une émission de Radio-Londres du 21 septembre, ce correspondant a offert à ses employeurs ce gros bouquet de mensonges :
Les Russes enlèvent des Allemands de la zone anglaise. Ces rapts ont lieu chaque jours. Des savants, des ingénieurs, des policiers en sont victimes.
Ce correspondant anglais ne s’est pas borné à calomnier. Il a trouvé moyen d’assaisonner ses calomnies de la sentence onctueuse que voici :
Espérons que la sincérité contribuera à modifier rapidement cet état de choses, qui pourrait, à la longue, provoquer une tension dans les rapports entre les alliés.
C’est par cette «  sincérité  » hors ligne que l’envoyé spécial anglais a battu ses concurrents américains.
Un peu plus tard, le 16 octobre, l’agence de l’administration militaire anglaise en Allemagne, Allied Press, lançait un autre canard. Elle prétendit que des kolkhoz étaient organisés en Brandebourg, zone d’occupation soviétique et qu’un bureau spécial avait été organisé à cet effet. L’administration de la province de Brandebourg constata que c’était une information absolument dénuée de fondements. Mais Radio-Londres (émission allemande) persista à offrir à la population de l’Allemagne ce canard avarié : elle ne tarissait pas sur la «  situation terrible des Allemands  » et altérait grossièrement la politique du gouvernement soviétique et des nouveaux gouvernements démocratiques du Centre et de l’Est de l’Europe. Ces mensonges débités tous les jours et pendant plusieurs mois par Radio-Londres en bonne langue allemande, tendaient visiblement à exciter la population de l’Allemagne dans un sens qui ne pouvait que réchauffer l’état d’esprit fasciste.
Malgré tous les efforts de Radio-Londres et de nombreux journaux anglais, leur propagande antidémocratique resta longtemps anémique. Toutefois, l’agence Reuter a fini par l’élever à la «  hauteur voulue  ». Le 4 novembre, elle répandait cette nouvelle sensationnelle : selon des informations reçues à Londres, affirmait-elle, un million d‘Allemands allaient être tout à coup transférés de la zone soviétique d’Allemagne dans les zones d’occupation des alliés occidentaux. « Cette opération qui va être faite sur une large échelle doit commencer le 5 novembre ». Et l’on soulignait que cette décision des autorités soviétiques allait être réalisée indépendamment du refoulement des Allemands de Pologne, de Tchécoslovaquie et d’Autriche.
Le même jour, toute la grande presse anglaise se mettait à pousser des clameurs à propos du « torrent de plusieurs millions d’Allemands expulsés par les Russes »Â ; l’Observer, entre autres, disait que des «  foules énormes d’Allemands allaient succomber sur les routes, cet hiver  ». Le lendemain matin, l‘agence Reuter annonçait que le ministre des Affaires étrangères Bevin réclamait un rapport immédiat sur l’expulsion éventuelle de plusieurs millions d’Allemands de la zone d‘occupation soviétique. Ce n’est pas tout : le même jour, cette question était évoquée à la tribune du parlement anglais ; et comme le ministre-adjoint des Affaires étrangères Mcneil ne pouvait donner aucun éclaircissement à ce sujet, le député travailliste Richard Stokes s’emporta et se mit à réclamer qu’une note aussi énergique que possible fut adressée au gouvernement soviétique « vu cette façon d’agir des Russes... »
Mais la date fatale du 5 novembre passa sans que le «  torrent de plusieurs millions d’Allemands  » annoncé par la presse anglaise eà »t bougé de place. Il fallut bien expliquer au public cette circonstance singulière. Et l’agence Reuter qui, selon son directeur M. Chancellor, met toujours l’exactitude et l’impartialité au-dessus de toutes les vertus, a vite fait de trouver une explication satisfaisante. Elle a transmis aux journaux une note de son correspondant auprès de l’état-major anglais en Allemagne :
Les Russes ont sans doute annulé l’ordre donné.
C’était l’éclaircissement n° 1. Les journaux anglais le communiquèrent sous des manchettes de circonstance : «  L’adoucissement du verdict soviétique  », «  Le mystère de l’ordre donné par les Russes  » (Evening Standard), «  L’ordre donné par les Soviets est atténué  » (Evening News), «  Les Soviets annulent l’ordre donné aux réfugiés allemands  » (News Chronicle).
Mais on apprit peu après que les autorités soviétiques n’avaient donné aucune espèce d’ordre d’expulsion des Allemands et que, par conséquent, cet ordre ne pouvait être annulé. Le correspondant de l’agence Reuter à Berlin se mit alors à bredouiller qu’il y avait eu «  malentendu  », que l’ordre soviétique ne visait que quelques centaines d’hommes de nationalité non-allemande, et que ces hommes eux-mêmes n’avaient pas reçu l’ordre de retourner immédiatement dans l’Allemagne occidentale. Les choses ayant ainsi tourné, l’honorable agence se vit contrainte de lancer son éclaircissement n° 2. Par la bouche de son commentateur Lloyd, l’agence Reuter reconnut que les fausses nouvelles qui avaient suscité une interpellation à la Chambre des Communes et les conclusions trop hâtives du ministère des Affaires étrangères
étaient dues en partie à l’initiative d’un fonctionnaire de district qui n’était pas mandaté à cet effet (à quel effet ?), et en partie, à l’effarouchement d’un journal qui se basait sur une mauvaise traduction de l’émission de Radio-Berlin.
Quel est ce «  journal effarouché  » apparu dans le brouillard opaque de cet éclaircissement ? La phrase suivante de Lloyd permet d’en juger :
La panique a commencé après que l’information inexacte sur l’émission de Radio-Berlin eut été reproduite par le journal Berliner, publié par les autorités anglaises à Berlin...
La voilà donc, la source du «  mystère de l’ordre soviétique  », la bonne petite société «  effarouchée  » qui a pondu le canard sensationnel diffusé par «  l’indépendante  » agence Reuter !
Mais on se tromperait fort en croyant que ce scandale journalistique a appris à certains organes de la presse anglaise à baisser le ton de sa propagande réactionnaire en ce qui concerne les affaires d’Allemagne et d’Europe. Le Daily Mail, par exemple, persiste à battre du tambour :
L’Europe affolée, démoralisée et dévastée attend une direction. Cette direction, elle l’attend non de l’Amérique ou de la Russie, mais de l’Angleterre. L’attendra-t-elle vainement ? Le sort de cette génération en dépend.
On voit bien où mentent les tendances de ce genre.
Nous avons cité plusieurs exemples qui montrent comment les «  informateurs  » réactionnaires mettent en marmelade la vérité la plus élémentaire. Cette série d’exemples est non seulement loin d’être complète, mais il s’agit de répondre aussi à ces questions bien légitimes du lecteur. Pourquoi mentent-ils ? Dans quel but politique ? Et est-il possible que la liberté démocratique de la presse suppose obligatoirement la liberté de calomnie politique, ou l’exemption de toute responsabilité pour ces calomnies, dangereuses et funestes aux relations pacifiques des peuples et des États ?
Nous reviendrons prochainement sur ce sujet. ·
(Suite et fin au prochain numéro.)